Les arguèdènes,
une tradition musicale populaire wallonne
par Géry Dumoulin
La Wallonie recèle diverses traditions populaires – révolues ou non – dans lesquelles la musique joue un rôle primordial. Qu’elles soient bien connues ou plus confidentielles, voire oubliées, elles participent à notre culture musicale traditionnelle. Citons en vrac les carnavals de Binche, de Stavelot, de Fosses-la-Ville, les marches de l’Entre-Sambre-et-Meuse et ses fifres et tambours, les cramignons liégeois, les géants, les ménétriers, sans oublier les instruments populaires comme les cornemuses du Hainaut, les épinettes, les accordéons, les guimbardes, etc. Parmi les pratiques les moins documentées figurent les arguèdènes.
Dans le village de Sivry (commune de Sivry-Rance, en Hainaut), cette pratique musicale mixant le monde des fanfares et celui des musiques traditionnelles, reste vivante. Elle trouve ses racines à la fois dans l’émergence des harmonies et fanfares locales au XIXe siècle et dans la lignée, plus ancienne, des musiques de contredanses véhiculées par des ensembles aux effectifs divers. Ces arguèdènes appartiennent au patrimoine villageois et en constituent l’une des identités 1.
Vue du centre de Sivry avant 1914 (carte postale)
Arguèdène est un terme wallon appartenant à la zone à la fois du picard (parlé dans l’ouest de la Belgique romane : Tournai, Ath, Mons, etc.) et du wallon proprement dit, et plus précisément d’un de ses sous-dialectes importants, le wallo-picard ou l’ouest-wallon (parlé dans les régions de Nivelles-Charleroi-Philippeville). Sivry se situe effectivement dans la Botte du Hainaut, un terroir frontalier ouvert à plusieurs influences linguistiques endogènes.
Les dictionnaires wallon-français donnent comme traductions les plus courantes les mots « ariette », « air de musique » ou « ritournelle » et ajoutent parfois la définition suivante : « Petit morceau de musique court et gai » ou « Petit air de musique gracieux ». Si l’on s’en tient aux éléments fragmentaires donnés par les lexiques dialectaux, on constate que la zone d’utilisation du mot arguèdène se situe plutôt dans le Hainaut, autour des régions du Centre, de Charleroi et de la Botte du Hainaut, dans le sud de la province de Namur, ainsi que dans la partie occidentale du Brabant wallon. Dans la région de Charleroi, le terme guène est aussi souvent utilisé comme synonyme d’arguèdène.
Hubert Boone et Wim Bosmans, dans Instruments populaires en Belgique, ont donné une définition générale qui correspond parfaitement à l’arguèdène : « Une forme de jeu d’ensemble connue jusqu’il y a quelques décennies dans tout le pays chez les musiciens de fanfare et qui continue d’être pratiquée encore sporadiquement aujourd’hui dans les campagnes. Lors de kermesses, de festins et d’autres fêtes de sociétés, ainsi que lors de sérénades données aux membres jubilaires, un noyau des meilleurs musiciens forme un ensemble occasionnel de quelques instruments mélodiques et d’accompagnement et d’une basse telle que le tuba ou le bombardon ». Notons au passage qu’en flamand, arguèdène se traduirait par aireke, wijsje ou danske, et la littérature musicologique néerlandophone s’y réfère parfois sous l’expression plus générale de serenademuziek.
À Sivry, le terme arguèdène s’applique aux airs, des danses exclusivement, joués par des musiciens de la fanfare « en marge » de divers événements, tels que les sorties de la société, concerts au village ou extra muros, processions, commémorations patriotiques, fêtes carnavalesques, fête de Sainte-Cécile, etc. En règle générale, ces airs sont joués de manière informelle, en petit groupe, souvent autour d’un verre dans un café. De manière typique, un ou plusieurs instrumentistes jouent la mélodie, tandis que d’autres improvisent un accompagnement se déclinant entre voix intermédiaires, contre-chant et basse.
Une acception plus large du terme fait référence à n’importe quel type d’air, ancien ou moderne, connu ou non, composé en tant qu’arguèdène ou « arrangé » à cette fin, interprété par les musiciens. Ce sens élargi n’a pas vraiment cours à Sivry mais bien dans nombre de localités avoisinantes et constitue une des réalités du phénomène.
En bref, les arguèdènes ne sont pas jouées dans les programmes de concerts, mais en marge de ceux-ci, quand l’occasion se présente, de manière spontanée. Déjà cité, Hubert Boone – musicologue belge réputé et l’un des artisans du renouveau de la musique traditionnelle belge – estime que « la musique de fanfare la plus intéressante est celle jouée sans chef lorsqu’elle est improvisée après un concert »… Bien sûr, le répertoire classique original des fanfares dans leur sens large, avec leurs instrumentariums, leurs codes, leurs compositeurs, et leurs qualités musicales parfois surprenantes, mérite le respect. Mais peut-être que la reconnaissance de l’authenticité et des spécificités des arguèdènes amènerait encore davantage de richesse au paysage musical des instruments à vent.
La tradition des arguèdènes n’est bien sûr pas limitée au village de Sivry. D’autres régions ont connu ou connaissent encore ce phénomène, en Flandre comme en Wallonie, et ailleurs en Europe sous des formes diverses. Si elle semble plus implantée dans le Hainaut et le Sud-Namurois, on retrouve une pratique musicale analogue dans presque tous les villages où il existe une fanfare, une harmonie ou d’autres types d’orchestres amateurs. Chez nous, les marches de l’Entre-Sambre-et-Meuse en sont – parmi d’autres – un des terrains de prédilection. Les arguèdènes y sont jouées lorsque les compagnies sont à l’arrêt. Le fifre, alors accompagné d’un ou deux tambours faisant office de petite caisse et de grosse caisse, entonne des airs de danse qui contrastent avec les airs joués pendant la marche proprement dite. Les musiciens des corps de musique – harmonie ou fanfare – pratiquent évidemment aussi l’arguèdène lors des haltes de leur groupe.
Autrefois, l’arguèdène était un élément essentiel de la vie associative, débordant du cadre restreint de la fanfare. Musique de danse, musique de bal, elle était essentiellement faite pour danser. Elle représente aujourd’hui encore un facteur d’intégration et un moyen d’affirmation de l’individu au sein de la société (musicale). Celui qui entonne l’arguèdène est suivi par les autres musiciens qui l’accompagnent et une fusion s’opère. L’arguèdène suggère l’appartenance au groupe, fonction sociale, qu’elle a conservée aujourd’hui, davantage que sa fonction utilitaire, dansante.
Codes d’exécution
L’interprétation de l’arguèdène est soumise à des codes, plus ou moins respectés selon les lieux et les époques. Un de ces codes est la notion de propriété : celui qui entame l’arguèdène en a la propriété tout au long de son exécution, il ne peut en être dépossédé par d’autres musiciens. Du reste, il ne peut entamer cette arguèdène que si elle n’est pas habituellement jouée par un autre musicien du groupe. Un musicien ne peut donc récupérer l’arguèdène d’un de ses pairs, sauf s’il a l’accord de celui-ci. Une autre règle tacite impose que celui qui commence l’arguèdène doive être en mesure de l’achever ; il n’est donc pas question de se lancer dans les premières mesures d’une danse puis d’abandonner la partie. Enfin, règle essentielle, tout musicien peut accompagner une arguèdène, mais à la condition de ne pas mettre en péril l’équilibre musical de la pièce, que ce soit en terme de nuances, de tempo ou de thématisme. Autrement dit, l’accompagnement ne doit pas noyer la ou les voix mélodiques principales. Ces codes d’exécution, il faut le souligner, sont moins respectés aujourd’hui qu’il y a encore vingt ou trente ans. Le caractère amical de la pratique autorise les entorses au « règlement » tacite. Finalement, seul compte le plaisir de jouer.
Lors de l’interprétation d’une arguèdène, les musiciens ne sont pas liés à l’écriture stricte d’une partition. L’arguèdène, généralement jouée de mémoire, laisse une grande part de liberté aux interprètes. La mélodie principale peut être légèrement transformée, ornementée. Si l’on ne peut véritablement parler d’improvisation en ce qui concerne cette mélodie principale, les modifications de celle-ci peuvent revêtir une certaine dimension improvisée ; l’accompagnement est, lui, le plus souvent tout à fait improvisé, sur le champ, ce qui le rend parfois approximatif. Ici aussi, la notion d’équilibre intervient : si les petites variations mélodiques et rythmiques sont permises, il s’agit de ne pas trop dévier de la mélodie apprise, pour ne pas la dénaturer.
Propriété privée
À Sivry, l’aspect propriétaire de l’arguèdène est resté vivace. Certaines danses sont connues au sein du groupe par le seul nom de celui qui, dans un passé encore récent, avait l’habitude de les jouer en soliste ou, plus simplement, de les commencer avant de se laisser rejoindre par ses condisciples. La « schottisch de Justin », « el sène à Albert », la « polka du Prince », par exemple, font référence, à leur « propriétaire ».
Parfois, celui-ci est aussi leur compositeur. Il n’est pas rare qu’un musicien écrive lui-même des arguèdènes, pour son usage personnel ou pour d’autres musiciens à qui il veut dédier un morceau. Nul besoin pour cela d’avoir suivi une longue formation académique. Quelques ficelles apprises sur le tas et le respect de règles simples de structure et de tonalité suffisent amplement pour produire une arguèdène très respectable. Quelques notes griffonnées sur un bout de papier peuvent donner naissance à un « tube » et certaines arguèdènes ont ainsi vu le jour de manière impromptue, à l’occasion d’un événement bien précis, lors du voyage de retour d’un lieu de concert, par exemple.
Si beaucoup d’arguèdènes jouées à Sivry n’ont pas de titre et sont anonymes – c’est-à-dire d’un auteur inconnu ou oublié – d’autres ont bel et bien été signées. Parmi les compositeurs identifiés, on trouve principalement des musiciens locaux comme Jean Baptiste Hannequin (1862-1945), Wilmer Bernard (1869-1950), Émile Baudoux (1869-?), Alfred Bienfait (1878-1960), Paul Philippe (1892-1966), Valéry Pierson (1902-1977), Albert Dupont (1903-1972), Jules Croquet (1911-1988), Gilbert Buisset (1908-1992), mais aussi des musiciens des environs, comme Auguste Canva (1882-1953) de Mont-sur-Marchienne.
Musiciens de la Fanfare d’Hanzinne jouant une arguèdène lors d’une marche de l’Entre-Sambre-et-Meuse à Stave en 2006
(photo J. Dumont)
Les répertoires
À Sivry, les arguèdènes collectées auprès des musiciens les plus âgés ou retrouvées dans des carnets manuscrits, sur des feuilles volantes ou sous forme d’aide-mémoires de quelques mesures, sont exclusivement des danses de couple « anciennes », telles que valses, polkas, schottisches, mazurkas. D’autres danses appartiennent à la tradition musicale populaire de nos régions mais n’ont pas conservé d’attaches avec la pratique actuelle à Sivry, bien qu’ayant connu leur heure de gloire, comme le quadrille, la redowa ou les « petites danses » (maclottes, allemandes, amoureuses) jadis prisées des violoneux. D’autres formes ont encore fait des apparitions furtives dans le répertoire des joueurs d’arguèdènes de Sivry, mais n’ont pratiquement pas quitté les carnets commerciaux imprimés et ne sont plus jouées actuellement : fox-trots, javas, one-steps, quick-steps, tangos, etc. Les pas-redoublés et autres marches restent, quant à eux, cantonnés à leur fonction principale de musique pour les défilés et ne sont guère utilisés en guise d’arguèdène. Très peu de formes plus récentes ont perduré (comme twist, rock, etc.) et aucune chanson n’a été répertoriée. Au sein de certaines sociétés, les formes anciennes ont complètement disparu et ont laissé place à des thèmes joués de manière rythmée ou jazzy, essentiellement issus de la chanson française ou internationale. Ailleurs, comme à Binche, des « airs de fantaisie » constituent un corpus de thèmes pouvant être joués en guise d’arguèdènes.
Si chaque village ou fanfare possède un répertoire favori, une même arguèdène peut se rencontrer dans différentes localités avec des variantes mélodiques ou rythmiques plus ou moins importantes. Le succès d’un air ne tient pas compte, on s’en doute, des frontières administratives. De plus, les musiciens s’expatrient ou déménagent parfois et emmènent avec eux leur répertoire personnel. Des contacts entre musiciens, lors de concerts, de festivals, favorisent également l’échange d’airs ; les musiques militaires – mais aussi, d’un point de vue plus général, le service militaire obligatoire – où se croisaient des musiciens issus de fanfares de toutes les régions du pays, ont manifestement dû jouer un rôle dans l’interpénétration des différents répertoires d’arguèdènes. Les emprunts font aussi partie des influences auxquelles se soumettent les arguèdènes. Le troisième thème de l’une d’elles peut être le premier thème d’une autre, le deuxième thème de l’une servir de troisième à une autre et ainsi de suite.
La transmission
Ces télescopages, volontaires ou non, découlent du mode de transmission des arguèdènes, essentiellement oral. C’est aussi « sur le tas » que l’on apprend à les jouer : les plus jeunes suivent les mouvements des pistons des plus anciens et tentent de reproduire par imitation l’air qu’ils entendent. D’autres suivent à l’oreille, en particulier lorsque leur instrument est dans une tonalité différente ou lorsqu’ils jouent d’un instrument à clefs, par exemple.
Des cahiers comportant la notation manuscrite d’arguèdènes ont également été utilisés et conservés. Ils sont passés de mains en mains et ont servi à la mémorisation des mélodies. À l’instar des recueils de ménétriers ou de maîtres à danser du XVIIIe siècle, ils sont une précieuse source d’informations. Si la transcription des airs peut parfois s’y révéler approximative, ils montrent quels airs étaient joués et renferment des renseignements sur le propriétaire du cahier, sur les compositeurs, mais aussi des dédicaces, des dates, le nom d’un musicien associé à une arguèdène bien précise sans en être nécessairement le compositeur.
A gauche: polka manuscrite sur feuille volante transmise de musicien à musicien, 1987.
A droite: polka composée par un musicien de Sivry éditée dans un carnet de L’Aurore boréale.
Parmi les arguèdènes jouées aujourd’hui encore, certaines se retrouvent dans les albums de L’Aurore boréale, édités par Jules Verhoeven, à Anderlecht, d’avant la Première Guerre mondiale à la seconde moitié du XXe siècle. Ces albums largement diffusés, comprenant des sélections de danses sans droits d’auteur, étaient publiés sous forme de carnets imprimés, dont le petit format permettait leur pose sur les lyres des instruments ou sur les tables de salon ou de café. Leur instrumentation pour harmonie, fanfare ou petit orchestre de danse, ainsi que l’absence de droits d’auteur en facilitaient l’utilisation lors des bals, aubades et autres manifestations auxquelles se livraient les sociétés musicales. Une danse de L’Aurore boréale n’est pas à strictement parler une arguèdène ; l’aspect « improvisé » et l’originalité en sont absents. Pourtant, la frontière entre les deux types de danses est ténue. Si une arguèdène pouvait avoir son propre parcours avant de se voir éditée dans L’Aurore boréale, souvent, des danses d’abord publiées étaient ensuite adoptées par les musiciens, adaptées ou non, et jouées sous forme d’arguèdènes. D’autres éditeurs belges et étrangers ont exploité le marché de la musique de danse pour harmonie, fanfare et ensembles divers, comme J. Polfliet (« Le Réveil artistique »), Joseph Buyst, Ray. De Soutter à Pecq-lez-Tournai (« Répertoire moderne de danses »), A. Boland (« Les Trésors de la danse »), etc.
Sociétés musicales chevrotines et musique à danser
Les origines de la Royale Fanfare communale de Sivry – où se pratiquent les arguèdènes – remontent jusqu’avant 1830, puisqu’on trouve les traces d’une société de musique dans la commune en 1824 ou 1825. En 1833, quatre de ses musiciens sont « chargés de jouer le bal » à l’occasion de festivités liées à la Royauté, preuve de leur capacité à interpréter de la musique de danse, en groupe restreint. Suite aux turbulences politiques de 1883 entre libéraux et catholiques, la société de musique éclate – elle est alors rebaptisée Philharmonie – et une nouvelle fanfare est créée en 1884. Durant une brève période, une petite quinzaine de musiciens dissidents de la Philharmonie se rassemblent même dans une troisième société. Après ces événements, Sivry possède une société appelée La Philharmonie, d’obédience libérale, et la Fanfare « L’Avenir », catholique. Après un peu plus d’un demi-siècle de concurrence, ces deux sociétés sont dissoutes suite à l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale. Après la Libération, lors du retour des prisonniers en 1945, des membres des deux anciennes musiques se rassemblent, faisant fi de leurs divergences d’opinion et créent l’Association musicale, bientôt baptisée Fanfare communale qui a aujourd’hui acquis le titre de « Royale ». À côté des deux sociétés d’avant-guerre susmentionnées – catholique et libérale – une phalange musicale d’une autre tendance a également connu une existence éphémère durant l’Entre-deux-guerres : L’Écho du Peuple, ou Cercle musical socialiste.
Chaque société avait l’habitude de déléguer certains de ses musiciens (une demi-douzaine suffisait) pour jouer en petite formation des bals en plein air, où se mélangeaient arguèdènes et danses lues dans des carnets imprimés : les musiciens de la Philharmonie jouaient souvent sur un char décoré placé sur la place du village, tandis que ceux de la musique catholique s’installaient la plupart du temps devant l’Hôtel de ville.
Les ducasses – communales ou de différents quartiers – voient bien sûr se dérouler des bals, animés par de petits ensembles issus des musiques locales, sur la place du village, dans les cafés, sur un podium, etc. D’autres endroits servaient de cadre à ces bals, comme par exemple le hameau de Sautin qui possédait dans son parc un petit kiosque à danser (constitué d’une plateforme circulaire non couverte placée en hauteur autour d’un mât central) où quelques musiciens pouvaient accéder par une échelle amovible, dans la tradition des kiosques à danser typiques de la région frontalière française de l’Avesnois (Avesnes-sur-Helpe, Trélon, Cartignies, Dourlers, Wattignies-la-Victoire, etc.) ; ce type de kiosque surélevé n’est d’ailleurs pas sans rappeler la tradition plus ancienne du ménétrier juché sur un tonneau.
Les instruments
Les instruments les plus utilisés à Sivry dans les arguèdènes sont des cuivres : le bugle, le cornet, le trombone, le tuba. Du moins sont-ils ceux qui jouent le plus souvent un rôle soliste, même si cette formule en quatuor se rencontre dans nombre d’orchestrations de danses ayant été conservées. Les autres instruments, s’ils sont de temps à autre solistes, se chargent davantage de l’accompagnement : clarinette, saxophones alto et ténor, saxhorns alto et baryton, tuba basse. À ces instruments s’ajoute communément – mais pas obligatoirement – une section rythmique composée d’une petite caisse et d’une grosse caisse. En règle générale, les musiciens se répartissent les fonctions mélodique et accompagnatrice, sans se concerter, de manière naturelle : un ou deux instrumentistes jouent la mélodie principale, tandis que les autres improvisent un accompagnement consistant en une deuxième voix parallèle à la première (à la tierce inférieure, le plus souvent) ou – pour les plus doués – en un contre-chant, ou encore en notes d’accord. La voix basse donne les notes principales de l’accord (fondamentale, dominante). Seuls les carnets imprimés du commerce, du type de L’Aurore boréale, sont prévus pour une instrumentation plus large, allant jusqu’à un effectif complet de fanfare ou d’harmonie, voire d’orchestre de danse avec accordéon, ce qui n’empêche pas des groupes beaucoup plus restreints de jouer des danses issues de ces publications, de mémoire, à la manière des « vraies » arguèdènes. Enfin, il arrive qu’une arguèdène soit jouée par un seul musicien, surtout lorsqu’elle est particulièrement acrobatique ; comme par respect, les autres musiciens restent muets et écoutent. Celui qui exécute ce genre de musique est appelé un skèteû d’arguèdènes.
Un exemple d’arguèdène
Les arguèdènes jouées à Sivry ont, sauf exception, une structure ternaire dans laquelle le deuxième thème est à la quinte du premier thème, et le troisième thème à la quarte du premier thème. Dans d’autres régions, comme en Flandre, le troisième thème est parfois abandonné. En revanche, certaines danses – rares – possèdent un quatrième thème. En résumé, la structure des arguèdènes donne le schéma suivant : AA BB A CC A. Parmi les exceptions à ce découpage courant, on rencontre aussi la structure AA BB A CC AA BB A, en particulier dans les danses issues des carnets imprimés ayant été peu modifiées. Une introduction brève (de deux ou quatre mesures) précède parfois le premier thème (A) ou le troisième (C). Dans la pratique, les musiciens préfèrent utiliser les termes 1re reprise, 2e reprise et trio, plutôt que parler de thèmes. Les mélodies ont généralement une carrure de huit ou seize mesures. Quant à leur canevas harmonique, il est plutôt simple, basé sur les accords de tonique, de dominante et de sous-dominante. Si l’appartenance harmonique des thèmes proprement dits est stéréotypée (A = tonique, B = dominante, C = sous-dominante), des exceptions existent bien sûr, avec le deuxième thème dans le ton relatif mineur du premier (et vice versa), ou dans la même tonalité que lui.
Si l’on devait caractériser les thèmes, on pourrait dire que le premier est celui qui donne son identité à l’arguèdène, celui dont les musiciens se souviennent le mieux, tandis que le second est moins typé, plus anonyme, voire interchangeable ou passe-partout. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre un second thème identique dans deux arguèdènes différentes, parfois transposé pour correspondre harmoniquement au premier. Quant au troisième thème, soit il possède un caractère différent, plus chantant, soit il dispute l’aspect virtuose au premier thème et possède comme lui une identité bien marquée ; toutefois, dans la pratique, il arrive que des « trios » soient échangés.
Les nuances ne sont pas toujours indiquées sur les témoignages écrits parvenus jusqu’à nous. Lorsqu’elles le sont, on remarque généralement que l’introduction du premier thème se joue forte, le premier thème piano, le deuxième thème forte, l’éventuelle introduction du trio forte et le trio proprement dit piano. Cette disposition dynamique contrastée était largement répandue dans les orchestres de danses et se rencontrait dans les quatre types de danses précités.
La valse connue sous le titre Solre-le-Château est sans doute de l’arguèdène la plus souvent jouée à Sivry, encore de nos jours. Présente dans le carnet d’Albert Dupont (1903-1972) avec l’indication « Valse Wilmer », elle se retrouve aussi dans diverses sources manuscrites. Elle est attribuée à Wilmer [Eugène] Bernard (1869-1950), un cornettiste qui a reçu une formation musicale sérieuse au Conservatoire de Mons. Joueur d’arguèdènes réputé, il a aussi créé un orchestre de danse au village et formé plusieurs bons musiciens locaux. On se réfère habituellement à elle sous son titre en wallon, En r’vènant d’Soûr (en revenant de Solre), Soûr étant la forme wallonne de Solre. La version du carnet d’Albert Dupont correspond à la manière dont on joue cette valse aujourd’hui. Notons que le premier thème est souvent joué à la tierce inférieure par un des accompagnants au bugle. Quelques variantes mélodiques mineures dans les premier et deuxième thèmes existent, et même une version avec un troisième thème complètement différent se rencontre parfois. La valse a été adoptée par de nombreux joueurs d’arguèdènes et figure au répertoire de l’ensemble À râse dè têre.
En guise de conclusion, n’hésitons pas à affirmer que les gisements endormis d’arguèdènes méritent probablement d’être sondés et de se voir remis à l’honneur tant dans l’univers des fanfares que dans la mouvance folk. Ces innombrables petits airs, aux accents tantôt espiègles, tantôt nostalgiques, ont leur place dans les musiques du monde et n’attendent qu’une chose (ou deux) : apporter un peu de gaîté à ceux qui prendront la peine de les écouter et faire danser les plus décidés.
- Cette tradition instrumentale, basée sur la transmission orale, a fait l’objet d’un état des lieux publié en 2009 dans l’éphémère volume Traditions musicales en Belgique (p. 69-177), prenant en compte la situation actuelle et des collectages (quelques exemplaires de l’ouvrage, malheureusement épuisé, sont encore disponibles à la boutique du Musée des instruments de musique, à Bruxelles).
Bibliographie
Géry Dumoulin, « Les arguèdènes. Notes et musique relatives à une pratique musicale populaire à Sivry », Traditions musicales en Belgique, 1/2009, p. 69-177.
Walter Evenepoel, « Onbekende pioniers blazen volks repertoire », Goe vollek, 1/2009, p. 20-22.
Piet Loose, « À râse dè têre blaast stevig door : Waalse airekestraditie nog niet dood », Goe vollek, 1/2009, p. 26-28.
Cor Vanistendael, « De dansende fanfare. Beknopte geschiedenis van dansante blaasmuziek in onze gewesten »,Goe vollek, 1/2009, p. 4-7.
Wim Bosmans, Muzikes d'amon nos-ôtes : traditions musicales en Wallonie, collectages 1912-1983. Muzikale tradities in Wallonië, veldopnamen 1912-1983, Bruxelles, Musée des instruments de musique, 2008.
Hubert Boone, Traditionele Vlaamse volksliederen en dansen, Louvain, Peeters, 2003.
Wim Bosmans, Traditionele muziek uit Vlaanderen, Louvain, Davidsfonds, 2002.
Hubert Boone et Wim Bosmans, Instruments populaires en Belgique, Louvain, Peeters, 2000.
Tous droits réservés © Géry Dumoulin / Colophon - 2016. Illustrations: G. Dumoulin, J. Dumont. Vidéo: Ivo Lemahieu. |
Bannière utilisée pour cette page: La Philarmonie de Sivry en 1901 (détail).