Décoloniser l'ethnomusicologie
par Stéphanie Weisser
Les événements récents tels que les manifestations liées au mouvement Black Lives Matter et celles en faveur de la décolonisation de l’espace public ont suscité chez les ethnomusicologues (surtout nord-américains) une réflexion sur leur discipline, leur héritage institutionnel et leur statut personnel au prisme de la (dé)colonisation1. Etant donné que l’ethnomusicologie comme discipline universitaire est née dans un contexte largement imprégné d’une conception évolutionniste des sociétés humaines, la question de cette origine est souvent posée dans un contexte d’enseignement – et régulièrement dans la recherche. Mais, en-dehors de cette perspective historique, la question est rarement posée en termes contemporains2. Autrement dit, nous savons que notre discipline est « née coloniale » mais l’est-elle encore ? Si la société dans son ensemble porte encore les traces de la colonisation, l’ethnomusicologie en est-elle préservée ?
En Belgique, l’enseignement musical à l’école ne comporte quasiment que les bases de la seule musique occidentale, sous le terme général de « musique ». Les académies de musique proposent très majoritairement (voire exclusivement) l’enseignement de la musique dite « classique ». Ceci a pour conséquence que la majeure partie de la société (ce qui inclut les décisionnaires) ont un biais implicite3 (ou explicite) envers d’autres formes de musique4. Et lorsque ces dernières sont enseignées, elles sont constamment comparées avec la musique savante occidentale qui constitue la référence, la norme.
Cet article se centrera sur des questionnements nés de la recherche et de l’enseignement de l’ethnomusicologie, et plus particulièrement (sans exclusive) sur les deux thématiques suivantes : la démarche de sauvegarde, la place de l’ethnomusicologie en tant que discipline académique et les outils de l’ethnomusicologie.
La démarche de "sauvegarde du patrimoine" est-elle eurocentrée?
En France notamment, l’ethnomusicologie a longtemps été considérée comme un moyen de « préserver » des pratiques musicales risquant de se perdre dans un monde globalisé qui les menacent de disparition. Cette approche a-t-elle favorisé la conception d’un.e ethnomusicologue (blanc.he) qui viendrait « sauver » les musiques de ceux qui ne peuvent la préserver eux-mêmes ? Quels sont les impacts éthiques et la responsabilité sociétale d’un.e ethnomusicologue « de l’urgence » (Borel 1988) ?
Je voudrais relater ici une expérience qui s’est produite pendant ma thèse : j’avais été invitée à présenter mes recherches à l’Institute of Ethiopian Studies. Ces recherches portaient sur le bagana, un instrument qui n’était alors plus joué que par une poignée de musiciens. Un débat assez animé s’est produit lorsqu’un des spectateurs a dit : « We should be the ones doing this ». Il m’a fallu quelque temps pour comprendre que la critique n’était pas dirigée (entièrement) contre moi : la personne considérait en effet que ma position et mon action de « préservatrice » extérieure était problématique, qu’elle dépossédait, quelque part, les éthiopien.ne.s de leur droit d’autodétermination (tant au niveau de la recherche qu’au niveau de la construction d’un discours) de leur propre patrimoine.
L’approche de « sauvegarde » du fait musical non occidental savant peut être observé dans une institution comme l’UNESCO. La reconnaissance par cette dernière est un processus politique porté par les États, qui comporte de nombreux enjeux socio-économiques et identitaires. En ce qui concerne le patrimoine matériel, la nature eurocentrée de la liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO a été démontrée (Reyes 2019).
Qu’en est-il du patrimoine immatériel ? L’article de Bortolotto (2013) donne des indices assez clairs concernant l’esprit du projet ayant mené à la création du patrimoine immatériel. Son origine n’est pas occidentale, mais est née en réaction à la richesse patrimoniale du bâti de l’Occident5. Le rôle du Japon a été crucial dans les années 1990, qui a voulu mondialiser le processus qu’il avait lui-même initié, à savoir de « se moderniser « tout en préservant l’essence de ses valeurs6 ». Cette démarche japonaise est elle-même liée à la participation du pays à l’Exposition Universelle de Vienne (1873).
Les débats épistémologiques ont été nombreux autour du patrimoine culturel immatériel (PCI) : qu’y inclure ? Qu’en exclure ? Sur base de quels critères ? La question de l’authenticité des pratiques a été longuement débattue, envisageant parfois un mode opératoire qui confine à l’absurde (Bortolotto 2013, p. 67) :
Aux yeux des membres du comité, cette notion s’imposait car elle permettait d’attribuer le statut de patrimoine à des pratiques culturelles en les distinguant d’un « folklore inventé à des fins touristiques ou commerciales ». Tout en affirmant que les pratiques sélectionnées devaient être « typiquement locales », les membres du comité étaient en même temps clairement gênés par le concept d’authenticité et essayaient d’en donner une acception éloignée de tout essentialisme. On affirmait par exemple que « le critère d’authenticité est aujourd’hui très flexible », précisant qu’il ne devait pas être interprété comme synonyme de « pur » et « non contaminé » mais qu’il renvoyait plutôt à une « continuité de la tradition », continuité dont on se demandait s’il fallait fixer la durée à cinquante, soixante-dix ou cent ans. On affirmait d’une part que les changements inévitables dans l’évolution de la culture n’auraient pas compromis son authenticité, mais on précisait, de l’autre, qu’ils ne devaient pas provenir d’influences exogènes.
Actuellement, les « traditions immatérielles » reconnues par l’Unesco le sont surtout pour des enjeux non culturels7. En effet, ces derniers sont importants : la labellisation entraîne un afflux de touristes et contribue à une amélioration de l’image médiatique d’un pays – surtout lorsque celui-ci fait labelliser une pratique d’une minorité8. L’ethnomusicologue Tom Beardslee, qui a effectué son travail de thèse sur les musiciens de la place Jemaa el Fnaa à Marrakech9, a montré que l’impact produit par l’inscription sur la liste de l’Unesco a été globalement négatif pour les musiciens : en valorisant les pratiques et non les personnes, ces dernières ne bénéficient pas des retombées économiques, voient leurs temps, lieux et réseaux de performance bouleversés, et subissent une pression importante pour adopter des pratiques plus « conformes » à l’image que les autorités souhaitent montrer, c’est-à-dire plus plaisantes pour les touristes.
"Indians" - Byron Company (New York, N.Y.) © Museum of the City of New York
« Ethno » dans ethnomusicologie : une dénomination biaisée ?
Après dix ans d’enseignement du cours d’ethnomusicologie à l’ULB, je peux dire que la question revient régulièrement : les étudiant.e.s repèrent rapidement (et de plus en plus ces dernières années) l’illogisme de cette dénomination, à laquelle je ne peux répondre que par des éléments relatifs à l’histoire de la discipline, arrivée dans le milieu académique bien après la musicologie et dans le contexte que l’on a mentionné plus haut. Cependant, cette question montre un biais eurocentré considérable : la plupart des programmes universitaires de musicologie se centrent, sans même avoir besoin de le préciser, sur la musique savante occidentale – l’ethnomusicologie se chargeant de « tout le reste » du monde.
Une autre question d’étudiant m’a amenée à réfléchir à cette question : je présentais une mission de terrain récemment effectuée au Kenya, et expliquais que j’avais travaillé avec un enseignant du département de musique de la Kenyatta University. L’étudiant m’a alors demandé si les Kényans considéraient l’étude de la musique occidentale comme l’ethnomusicologie. Cette question était logique au regard de l’idée de l’ethnomusicologie comme « musique de l’autre » – que j’avais moi-même enseignée. Pourtant, une rapide vérification m’a permis de constater que ce n’est pas le cas. Les étudiants kényans du département de musique étudient d’abord les pratiques musicales occidentales, et, en second, une pratique musicale kényane considérée comme « traditionnelle ». Pour parler très crûment, l’ethnomusicologie désignerait-elle, en réalité, l’étude d’une musique de « non blancs » par des « blancs » ? Au regard de ces biais, et pour de nombreuses autres raisons, on ne peut que plaider en faveur du regroupement des recherches et des enseignements dont les musiques seraient l’objet, à la manière des Music Studies (ou de ses équivalents dans différentes langues).
Faire de l’ethnomusicologie autrement ?
En tant que praticien.ne d’une discipline centrée sur « la musique de l’autre » (Aubert 2001), l’ethnomusicologue est en général très conscient.e d’être étranger/ère à la musique et aux personnes avec lesquelles il/elle travaille. Néanmoins, et en dépit de ses efforts, il/elle utilise souvent des outils et concepts hérités de l’approche occidentale de la musique. L’un d’entre eux, régulièrement critiqué et amendé, est le système de notation occidental de la musique. Le biais qu’il induit est connu, et chaque chercheur/se qui l’utilise est confronté à ses limites.
Par contre, d’autres outils sont biaisés de manière moins connue : les algorithmes de calcul de la hauteur musicale10, par exemple, ne fonctionnent pas toujours de manière optimale sans prendre en compte le contexte précis dans lequel il a été produit11. Pourtant, des projets de recherche continuent à se pencher sur des systèmes automatisés de détection des hauteurs musicales, sans s’interroger sur les biais intrinsèques de leurs propres outils.
De même, les outils d’analyse du timbre musical ont été développés dans un contexte très largement « occidental classique », en utilisant le plus souvent des sons issues de bases de données. Plusieurs travaux récents12 m’ont permis de constater qu’il est indispensable de travailler sur les formules mêmes des algorithmes afin que ces derniers détectent ce qui est pertinent au regard des sons musicaux analysés. Pourtant, de nombreux chercheurs/euses en Music Information Retrieval, non formés aux sciences humaines, traitent ces sons sans se préoccuper de leur contexte. Et les ethnomusicologues désireux/ses d’analyser les dimensions formelles des répertoires qu’ils étudient (et reconnues comme pertinentes par les musiciens, comme le timbre) ne maîtrisent pas suffisamment les notions de traitement du signal nécessaires à la pleine compréhension des formules utilisées.
Cet eurocentrisme implicite va même plus loin : les outils des Music Information Retrieval, très intéressants par ailleurs, sont fondés sur la psychoacoustique, autrement dit sur l’étude des perceptions des sons par l’homme. Or, ces études sont très souvent menées sur des publics formés à ou imprégnés de musique globalisée ! Or, comme l’a souligné Didier Demolin (2020), il est très probable que l’écoute des sons (en particulier musicaux) soit largement modelée par l’exposition à des systèmes musicaux spécifiques. Dès lors, il serait indispensable d’étendre les études perceptives à des publics non exposés aux musiques occidentales (ou globalisées) ou, a minima, d’adopter une démarche de prudence par rapport aux résultats de ces études, et donc aussi aux outils qui se fondent sur ces résultats.
Malheureusement, cette situation a parfois mené au rejet pur et simple de la démarche d’analyse formelle toute entière (voir notamment Scherzinger 2001 ; Agawu 2003 et Arom & Lévy 2015). Mon expérience personnelle sur la question est cependant plus nuancée : par exemple, lors d’une présentation de résultats d’une analyse devant des musiciens éthiopiens, ces derniers étaient satisfaits de voir leur talent musical et la précision de leur oreille prouvés par des données chiffrées et présentés publiquement devant d’autres scientifiques.
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Il est à mon sens important d’être conscient.e du risque de confiscation de visibilité et de parole et ce dans toutes les étapes du travail de recherche, et y compris dans la communication vers le grand public. Une proposition serait simple à mettre en œuvre : lorsque des ethnomusicologues publient des disques de leurs enregistrements, leurs noms sont très souvent les seuls cités dans les recensions publiées par des revues scientifique, surtout lorsque de nombreux musicien.nes figurent sur les enregistrements. Il serait plus éthique de mentionner (au moins) quelques-uns des musicien.ne.s à titre d’auteur.e du CD, à égalité (au minimum) avec le/a chercheur/se.
Le développement de l’ethnomusicologie appliquée, l’utilisation d’outils ethnographiques retravaillés au prisme de la décolonisation et l’intégration des « jeunes musiques » dans le champ de l’ethnomusicologie sont autant de signes encourageants pour le futur de la discipline. L’attention et le respect portée à la parole des musicien.ne.s (y compris dans les textes scientifiques) sont grandissants et les pratiques de terrain tendent à devenir des dialogues à part entière. Néanmoins, la réflexion sur l’eurocentrisme des outils, pratiques et concepts doit continuer à être menée, afin que l’ethnomusicologie demeure une discipline éthique, pertinente et rigoureuse.
(Mise en ligne: juin 2021)
- Cette situation a mené à des débats houleux entre les membres de la Society for Ethnomusicology, puis à la démission du président Tim Cooley.
- Et cette question est surtout abordée par des ethnomusicologues issu.e.s de pays qui ont connu une situation de colonisation (cf. par exemple les travaux de Kofi Agawu).
- Voir notamment la différence de traitement entre les musiciens « classiques » et non-classiques dans le cadre d’outils de financement comme Art et Vie (Fédération Wallonie-Bruxelles).
- Voir aussi l’article de Didier Demolin.
- Selon Bortolotto (op. cit., p. 57), l’esprit de la convention a été décrite comme suit par Chérif Khaznadar, fondateur de la Maison des Cultures du monde et ex-président du comité culture de la Commission nationale française pour l'UNESCO. « Cette Convention a été faite pour rééquilibrer les choses au niveau international car il y avait une convention qui classait les monuments de marbre et de pierre [...] situés essentiellement dans le monde occidental. [...] En Afrique il n’y en a pratiquement pas, en Asie non plus [...] mais il y a dans tous ces pays quelque chose d’autre et de tout aussi important : leurs musiques, leurs spectacles et leurs rituels. » (voir aussi Pecqueur 2018, p. pour la position actuelle de Chérif Khaznadar sur la Convention, p. 28 et 30-31).
- Tsukasa Kawada et Nao Hayashi-Denis, cités dans Bortolotto, op. cit., p. 60.
- Voir notamment Pecqueur 2018 et Delhaye 2019.
- Voir notamment la situation des Uyghurs en Chine, dont le muquam.
- Voir notamment Beardslee (2016).
- Souvent présentée comme équivalente à la fréquence fondamentale, la sensation de hauteur musicale est nettement plus complexe que la simple mesure de cette grandeur physique (cf. Marandola 1999 et Castellengo 2015).
- Autrement dit le type de son (impulsionnel ou entretenu), le timbre (contenu fréquentiel et déroulement temporel), etc.
- Voir notamment Weisser et Lartillot, 2013 ; Weisser, Lartillot, Demoucron et Conklin 2017.
Références
Agawu, K. 2003. Representing African Music: Postcolonial Notes, Queries, Positions, New York and London: Routledge.
Arom, S. & Lévy, F. 2015. « De la pensée latérale en ethnomusicologie. Entretien avec Simha Arom (ethnomusicologue) », in Valérie Dufour & Robert Wangermée (éd.), Modernité musicale au XXe siècle et musicologie critique. Hommage à Célestin Deliège, Publications de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, 191-199.
Aubert, L. 2001. La musique de l’autre. Les nouveaux défis de l’ethnomusicologie, Genève/Paris : Georg.
Beardslee, T. 2016. “Whom does heritage empower, and whom does it silence? Intangible cultural heritage at the Jemaa el Fnaa, Marrakech”, International Journal of Heritage Studies 22:2, 89-101.
Borel, F. 1988. « ... Avec Gilbert Rouget », Cahiers d’ethnomusicologie, 1, 177-186.
Bortolotto, C. 2013. « L’Unesco comme arène de traduction. La fabrique globale du patrimoine immatériel », Gradhiva 18, 50-73. Disponible en ligne : http://journals.openedition.org/gradhiva/2708
Castellengo, M. 2015, Écoute musicale et acoustique. Paris : Eyrolles.
Demolin, D. 2020. « Rôle et perception du timbre des musiques traditionnelles », Colophon, décembre 2020. En ligne, consulté le 18 décembre 2020 : https://www.colophon.be/03-debats-demolin-timbre
Marandola, F. 1999, « L’apport des nouvelles technologies à l’étude des échelles musicales d’Afrique centrale », Journal des africanistes 69/2 : 109-120. En ligne, consulté le 30 novembre 2016. URL : www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1999_num_69_2_1211
Pecqueur, A. 2018. « L’Unesco dans la tourmente. Enquête sur une institution en proie aux lobbys », Revue du Crieur 2018/2 (N° 10), 22-31.
Reyes, V. 2019. “‘World Heritage’ site selection is Eurocentric – and that shapes which historic places get love and money”, The Conversation. En ligne, consulté le 5 janvier 2021.
https://theconversation.com/world-heritage-site-selection-is-eurocentric-and-that-shapes-which-historic-places-get-love-and-money-115898
Scherzinger, M. 2001. “Negotiating the Music-Theory/African-Music Nexus: A Political Critique of Ethnomusicological Anti-Formalism and a Strategic Analysis of the Harmonic Patterning of the Shona Mbira Song Nyamaropa”, Perspectives of New Music 39/1, 5-117.
Weisser, S. et Lartillot, O. 2013. « Investigating non-western musical timbre : a need for joint approaches », in Peter van Kranenburg, Christina Anagnostopoulou et Anja Volk (éd.) : Proceedings of the Third International Workshop on Folk Music Analysis, June 6-7, 2013. Amsterdam, Netherlands. Amsterdam : Meertens Institute/Utrecht : Department of Information and Computing Sciences, Utrecht University : 33-39.
Weisser, S., Lartillot, O., Demoucron, M. et Conklin, D. 2017. « L’ethnomusicologie computationnelle : pour un renouveau de la discipline », Cahiers d’ethnomusicologie, 30, 29-44.
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Classe de cours à l'université Kenyatta de Nairobi (septembre 2019).
© Department of Music and Dance - Kenyatta University.