Musiques d'ailleurs

par Etienne Bours


Dans les années 1990 et début 2000, nombre de festivals se sont ouverts aux musiques du monde. C’était de bon ton, c’était mode, ça changeait de la pop « commerciale », du folk estampillé ringard, du jazz réservé à une sorte d’élite… Les musiques du monde ouvraient aux expressions du monde entier qui s’avérèrent assez vite être des musiques pop du monde. Du moins dans les grands festivals qui attiraient plusieurs dizaines de milliers de spectateurs sur un weekend.

En y regardant de plus près, on s’est vite rendu compte que les programmateurs de ces événements cherchaient essentiellement des artistes africains et sud-américains – plus précisément « latino » pour employer leur propre terme, c’est-à-dire tout ce qui tourne autour de la modernisation parfois hybride d’expressions ancestrales d’Amérique Centrale et Sud. Peu d’artistes asiatiques. Pas d’artistes européens, sauf s’ils sont Tsiganes ! Il est bien connu qu’il vaut mieux un mauvais musicien tsigane plutôt qu’un bon musicien hongrois dont la seule erreur est de jouer la musique hongroise et non celle de ses voisins gitans.

Pour nos programmateurs et directeurs de festivals, les musiques européennes tombent sous l’appellation « folk ». Un mot dont ils ne connaissent pas le sens historique – ils n’ont pas compris l’histoire du mouvement folk – mais qui est devenu synonyme de musique rébarbative, obsolète, ennuyeuse, répétitive, énervante. Comme le sont aussi, bien évidemment, les musiques nord-américaines dès qu’elles ne sont pas noires, ça va de soi. On a même entendu dire, par un directeur de festival qui prône ouverture et tolérance, que les Bretons jouent un rôle dangereusement nationaliste avec leur musique et leur culture. Et, dans le même sac, sont alors poussés les Irlandais, Ecossais, Gallois, Basques, Alsaciens, Occitans de tous horizons, Galiciens, Asturiens, Polonais, Hongrois, Serbes ou Croates… A moins qu’ils n’aient la décence d’être Gitans.


Les musiques du monde commencent donc là où s’amorce le monde de ces spécialistes des musiques des autres : au-delà de la frontière. Mieux : ailleurs !
Oui, vous avez bien lu : ailleurs. « Nous programmons des musiques d’ailleurs » dit le directeur du festival Esperanzah ! en Belgique ; il ajoute qu’il n’aime pas l’appellation musiques du monde1. Ailleurs n’est pas ici, c’est un avantage. Pourtant, il y a de plus en plus d’ailleurs ici et nos ici sont allé essaimer dans beaucoup d’ailleurs. D’ailleurs (c’est tentant de jouer sur ce mot) si ces messieurs prenaient la peine d’étudier un peu, ils comprendraient aisément que ces musiques qu’ils prétendent aimer sont presque toujours, de plus en plus, un mélange, parfois subtil, d’ailleurs et d’ici. Qu’importe de quel ailleurs, qu’importe de quel ici. Ces spécialistes de nos festivals se gargarisent du mot « métissage » qui ne signifie rien d’autre que ces mélanges ou rencontres dans leurs diverses déclinaisons.

C’est en effet tout un vocabulaire qui foisonne pour tenter de cerner de quelles musiques on parle. Pour être à la page, oubliez le mot folk, commencez à bannir celui de world (musiques du monde) branchez-vous sur les mots métissage, nomade et global.

Et méfiez-vous du mot tradition et de ces gens qui vous parlent de musiques traditionnelles. Tout ça est dépassé si vous en croyez les mêmes directeurs de grands événements musicaux. « Ce label musiques du monde fait écho quelque part aux musiques traditionnelles, ce qui n’est pas notre cheval de bataille vu qu’on cherche à faire découvrir les tendances musicales à l’heure actuelle et à un niveau mondial » dit Jean-Yves Laffineur pour Esperanzah !. Une déclaration qui montre plutôt, sans doute, un malaise par rapport à ces musiques traditionnelles qui font peur, qui sont difficiles à définir, à cerner, à comprendre. Où commence et où s’arrête une tradition ? Encore une fois, les musiques traditionnelles sont partout, elles ont influencé, teinté, inspiré… touts les autres musiques, du classique au rock en passant par le jazz et la chanson française. Sans les traditions et leurs incroyables capacités d’évolutions et d’adaptations, nous n’aurions jamais connu le blues, le jazz, le gospel, la country ou le rock’n’roll…, le tango, le rebetiko, le fado, la biguine, la rumba… Qui n’auraient guère existé non plus sans la colonisation et/ou l’esclavage !

Alors si on rejette les mots musiques traditionnelles, musique folk (populaire en fait), musique du monde, que reste-t-il pour se différencier et faire croire au bon public qu’on va leur proposer des expressions musicales terriblement originales qui sont le reflet exact de l’évolution de nos sociétés ? Il vous reste trois mots « miracles » utilisés à tout va dans le même milieu : nomade, global, métissé. Les musiques programmées dans les festivals qui n’avaient pas peur de parler de musiques du monde il y a encore dix ans sont maintenant des expressions qui ont quelque chose de nomade, global, métissé.

Ne confondons pas musique nomade et musique de nomade. Mais les musiques, les cultures, sont nomades, perméables, par essence ; elles bougent, elles sortent volontiers de chez elles. Et même si, aujourd’hui, elles le font malgré elles parce que forcées de suivre les flux migratoires de ces milliers de réfugiés jetés sur les routes et dans les océans, elles ne font que reproduire un processus éternel, celui de l’exil, du déracinement et de la réimplantation éventuelle. Mais ce n’est pas parce qu’un musicien afghan ou syrien arrive en France que sa musique ne sera plus afghane ou syrienne pour devenir « nomade ». Elle n’en sera parfois que bien plus traditionnelle, accrochée au bagage importé comme au souvenir de la terre et de ceux laissés sur place. Toutes les musiques bougent plus que jamais ; parfois pour échanger avec d’autres, peut-être se métisser, parfois pour devenir une musique d’ailleurs jouée ici.

Le mot métissage, quant à lui, est le plus joyeusement utilisé depuis longtemps. Il est l’image d’un monde qui évolue, de populations qui se mélangent, d’identités qui s’effacent au profit d’une accolade idéalisée par tous ceux qui ont peur des nationalismes et des identités refuges. Comme si le monde de demain devait oublier sa merveilleuse diversité au profit d’un vaste métissage de toutes les cultures au service d’une seule et même oreille forcément globalisée. Pourtant, comme l’écrivait l’auteur américain James Welch, d’origine amérindienne, être métis ou sang-mêlé, de parents d’origines différentes, ça peut signifier n’être ni l’un ni l’autre. Il est facile d’idéaliser ce qu’on n’est pas et surtout ce qu’on fabrique. Beaucoup de ces musiques dites métissées sont fabriquées dans des ateliers occidentaux ou, en tout cas, sur base de recettes occidentales. Le marché du nord se servant du marché du sud.

Le mot global est peut-être le plus dangereux puisqu’il veut souvent dire le contraire de ce que pensent ceux qui l’utilisent. Quand on parle de globalisation, on est au cœur de ce qu’on appelle la mondialisation, ce rouleau compresseur économique et social qui écrase tout sur son passage. A commencer par les différences, les cultures, les spécificités, les identités… On y a opposé le terme d’alter-mondialisation. Alors, s’il vous plaît, parlez nous de musiques qui expriment une volonté d’alter-mondialisation mais pas de musiques globales qui n’existent déjà que trop, toutes calquées sur le même modèle de fabrication de produits à consommation rapide.

Pourquoi oublier l’international, toutes les cultures de toutes les nations - au sens que l’on emploie aussi lorsqu’on parle des Nations Indiennes des Etats-Unis ; c’est-à-dire l’expression de toutes les différences. Ce sont les mêmes simplificateurs qui, après vous avoir parlé de musique latine, vous parlerons de musique indienne, de musique africaine, de musique tsigane… comme s’il n’en existait qu’une chaque fois. Pourquoi ne par oser parler des traditions, de leurs évolutions, de leurs digestions par les nouvelles générations ? Elles sont souvent dynamiques, vivantes, en plein essor, voire en pleine bagarre.

Si personne ne discutait la pratique, les répertoires, les manières de faire et de laisser faire certaines musiques traditionnelles, on serait sans doute dans l’exécution à l’identique d’une pratique musicale qui ne serait plus que du folklore. Mais c’est bien souvent le contraire parce les générations discutent entre elles, parfois s’opposent, puis se retrouvent. On peut programmer une chanteuse soudanaise actuelle, comme Alsarah, sans devoir inventer des termes inconvenants alors qu’il suffit de dire qu’elle fait une chanson ancrée dans la tradition nubienne du nord de son pays et qu’à l’instar de ce qui s’est toujours fait, elle chante la vie, la terre, le pays, le fleuve, les blessures de son peuple. Est-ce si compliqué d’accepter que les musiques du monde sont celles-là qui s’en viennent, à travers les générations, d’une pratique ancestrale qui n’a de cesse d’évoluer comme le monde autour d’elle ?

Et tant qu’à faire, il serait temps que ces grands festivals comprennent qu’on peut programmer des musiques venues d’Afrique ou d’Amérique Centrale dans le même événement que des musiques venues du Portugal, de Grèce ou du Pays de Galles. Ce n’est guère incompatible. Ailleurs et ici ensemble, tout simplement.

Détail amusant : si, pour certains organisateurs, les musiques doivent absolument venir d’ailleurs, un argument majeur de leurs festivals est aussi de vous présenter des produits locaux, surtout les bières évidemment ! Le cocktail parfait : une bonne bière belge pour écouter un artiste antillais. Mais les festivals sont devenus des vendeurs de cocktails arrosés de slogans faciles. La musique n’est malheureusement plus qu’un ingrédient d’une fête de la consommation insensée qui pousse les jeunes festivaliers à dépenser plus de 300 euros pour un weekend. Revenons-en aux musiques de toutes les communautés du monde dans une relation simple et conviviale entre public et artistes. Sans besoin de foule, sans besoin de clichés, sans barrière entre vedettes et consommateurs, sans démonstrations pseudo-festives inutiles… Réécoutons des musiques de partout en sachant qu’elles ont toutes quelque chose à nous dire.

(Mise en ligne: octobre 2016)


1. in:  www.fernelmont.ecolo.be/?Culture-interview-de-Jean-Yves