Traditions orales, recherche, enseignement
et droits des créateurs
par Didier Demolin
Cet article cherche à contribuer à la protection du patrimoine immatériel dans le but, il faut l’espérer, d’obtenir une diffusion plus juste et une meilleure compréhension de cet héritage. Le désir de protéger et de défendre ce patrimoine de l’humanité n’est pas seulement un problème juridique lié à la question de l’utilisation d’archives sonores ou de droits commerciaux liés à des produits de plus ou moins grande consommation. L’entreprise de protection des traditions orales du monde ne peut se départir d’un travail d’étude, d’enseignement et d’éducation à tous les niveaux. Comment est-il possible de faire comprendre l’intérêt et la valeur de la musique traditionnelle des Touaregs à des personnes qui ne conçoivent la musique que sous une forme écrite ou dans une salle de concert ? Comment faire comprendre la musique des autres à des personnes qui ignorent jusqu’aux fondements de leur propre culture musicale ? Comment promouvoir la littérature orale des peuples de l’Afrique face à l’envahissement des langues des anciennes colonies, plus soucieuses de rivaliser entre elles que d’essayer de promouvoir des traditions qui sont encore – à tort – considérées comme mineures face à la prétendue universalité des traditions écrites ?
A ce stade, il est peut-être nécessaire de préciser ce que nous entendons par recherche et enseignement.
L’obscurantisme contemporain semble réduire la recherche à une question d’application ou de technologie n’en déplaise aux intellectuels prétentieux qui peuplent les musées, les universités ou les établissements d’enseignement et qui se targuent d’étudier et de faire de la recherche sur des cultures qui, il y a peu, étaient encore qualifiées de « sauvages ». Il n’est plus politiquement correct de tenir ces propos, mais combien ne continuent pas à penser que ces musiques ne sont pas aussi développées que celle du monde occidental ? Certes les grandes cultures de l’Asie sont un peu embarrassantes dans cette perspective, mais après tout elles ne sont pas écrites, et c’est cela qui ferait la différence… Faire de la recherche signifie tout simplement contribuer à accroître la connaissance humaine dans un quelconque domaine du savoir, que ce soit la structure des polyphonies des pygmées d’Afrique centrale, la physique des particules ou encore la structure grammaticale des langues humaines. Les chercheurs en sciences humaines sont souvent embarrassés face aux certitudes affichées par certains tenants des sciences qui ont des applications technologiques, et cette attitude n’est pas sans conséquence sur leur propre travail.
La promotion par affiches, il y a quelques années dans la ville de Bruxelles, d’un « chercheur qui trouve » est à cet égard édifiante, affligeante et du ressort de l’argument d’autorité le plus brutal. Il y aurait donc des chercheurs qui trouvent et d’autres, payés par des fonds publics, qui se contenteraient de tourner en rond et de ne pas trouver. En réalité, l’obligation principale d’un chercheur est de publier les résultats de ses travaux. Lorsqu’on évoque le travail de recherche sur les traditions orales du monde, on est au point principal de la discussion. Les publications sont principalement de deux ordres : celles qui se font dans des revues spécialisées et qui intéressent surtout le monde académique (auxquelles les bureaucrates de la protection à tout crin sont peu intéressés, elles ne génèrent en fait aucun lucre particulier) et celles qui font l’objet d’une diffusion à travers des médias potentiellement de grande diffusion, disques, livres et films. C’est évidemment ce dernier type de publication qui est au centre du débat, bien plus d’ailleurs que la connaissance de la nature et de la valeur de ce qu’on essaye de protéger.
Lorsqu’on évoque le patrimoine immatériel, il n’est pas difficile de comprendre où se situent ceux qui se prétendent chercheurs ou enseignants. Mais voilà qu’à présent cette même catégorie des personnes se voit confrontée à une autre question de légitimité. Celui qui n’est ni archiviste ni promoteur d’un bien commercial – disque, livre ou film – ne serait en fait qu’un parasite dans un système où une bonne législation ferait en sorte que le monde se remettrait dans le bon ordre de la logique commerciale que le monde occidental n’a jamais cessé de promouvoir, parfois même au nom de l’intérêt des plus démunis. L’enseignement que nous défendons n’est pas différent de ce qu’il est depuis toujours, c’est-à-dire un moyen de faire comprendre et de transmettre un savoir qui n’est pas immédiatement accessible sans une certaine formation.
Pour illustrer les problèmes liés à la protection du patrimoine immatériel et des traditions orales, et pour ouvrir un débat qui ne peut se clôturer que dans l’esprit de quelques juristes ou d’esprits procéduriers, nous illustrerons différents aspects de ce travail à travers quelques exemples de musiques et de la littérature orale.
Musiques traditionnelles
Mettons-nous dans la perspective d’un travail de collecte et dans celle de la protection qu’il faut donner aux acteurs qui produisent le travail. L’exemple principal de cette section et de la suivante sur la littérature viennent de la même région et d’un groupe de population qui partage beaucoup de traditions communes, les Mongo du Congo.
L’intérêt de ce groupe est que ses traditions ont fait l’objet d’un certain nombre de publications depuis le début du XXe siècle et que cet ensemble de données offre un cas de figure intéressant pour discuter concrètement de quelques problèmes. Précisons aussi que le terme Mongo est un terme générique qui ne s’applique à aucun peuple particulier, sinon à un ensemble de groupes de populations qui font référence à un ancêtre commun appelé Ata mongo.
Le lieu n’est sans doute pas adéquat pour discuter de ce que d’aucuns se contenteront d’appeler des pinaillages d’anthropologues, mais rien que ce détail montre la difficulté qui existe parfois pour nommer correctement un ou des peuples dans des civilisations de tradition orale.
La musique des Mongo est connue depuis le début du XXe siècle et a fait l’objet d’enregistrements sur tous les supports possibles, depuis les rouleaux de cire Edison jusqu’aux enregistrements digitaux1. Ces collections font partie du patrimoine d’institutions réputées comme le musée ethnographique de Berlin et le Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren. On peut donc supposer qu’elles font ou feront l’objet d’un travail de protection ou de mise en valeur.
Deux points sont à souligner ici. Le premier est que l’entreprise de mise en valeur et de protection, en termes juridiques, est récente et est un processus en cours pour lequel tous les acteurs doivent s’adapter à une situation où les problèmes actuels, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, n’existaient pas il y a encore deux ou trois décennies. Le deuxième est que les pays dans lesquels ces matériaux ont été collectés sont encore dépourvus de ces collections, souvent faute d’infrastructures ; mais la mise à disposition des données en termes de retour d’un patrimoine vers les communautés et les pays d’origine va se poser tôt ou tard. Le réseau et les sites Internet simplifient potentiellement ce problème, mais ne le résolvent pas, loin de là.
La première question qui se pose lorsqu’on évoque les droits d’auteurs de ce matériel – si on s’écarte de la notion de patrimoine commun, mais même dans ce cas la question se pose – est de savoir qui va décider de la manière de rétribuer les artistes et à qui ces droits vont revenir. Les institutions elles-mêmes, les chercheurs à l’origine de ces enregistrements (quand ils sont encore en vie), les pouvoirs locaux, les communautés ou les musiciens eux-mêmes? Le principe général qui devrait être adopté et qui paraît le seul défendable est que le retour doit se faire d’abord et en priorité vers le musicien ou la communauté à l’origine des œuvres ; peu importe si les enregistrements produits ont été financés par de grandes institutions ou des fondations extérieures au pays ou à la communauté. Quels sont les droits et les devoirs des chercheurs qui sont à l’origine de la diffusion et de la mise en valeur de certains patrimoines ? Ces droits sont-ils ou non les mêmes que ceux d’un producteur en quête de matériel nouveau et qui introduit des musiciens traditionnels dans des circuits de diffusion et de spectacles ? Un compositeur qui s’inspire de ces musiques doit-il concéder des droits à leurs auteurs ?
Pour commencer, prenons un cas célèbre, le compositeur, musicien et ethnomusicologue Bela Bartók, dont l’éthique ne peut être mise en doute et dont certaines oeuvres sont directement inspirées de musique traditionnelles de Roumanie et d’autres endroits de l’Europe centrale. Ces compositions ont été réalisées à partir d’enregistrements et de transcriptions qu’il avait faites alors qu’il était lui-même engagé dans une entreprise de conservation du patrimoine de cette région de l’Europe. Quelles seraient les obligations du compositeur par rapport à des questions de droits s’il vivait encore ? Ceux qui connaissent et apprécient son œuvre ont peu de doutes quand à l’attitude qu’il aurait adoptée vis-à-vis des musiciens ou des communautés dont il s’était inspiré. Mais quelle aurait été l’attitude de ceux qui prônent une application stricte du droit d’auteur dans ce cas ?
Le compositeur hongrois Georgy Ligeti, dont certaines œuvres récentes sont inspirées de polyphonies des pygmées Aka de la République centrafricaine, est lui aussi dans ce cas. Ses compositions sont inspirées de travaux d’enregistrement et des transcriptions d’un ethnomusicologue, Simha Arom. Sans son travail, rien de ce que nous savons sur la structure de ces musiques ne serait connu. Les enregistrements publiés par Arom et ses publications reflètent exactement ce qu’est le travail d’un chercheur et ce qui est attendu de lui, à savoir : publier des études faisant progresser la connaissance et publier des disques qui font connaître la musique des pygmées. Ceci pose encore la question du rapport délicat entre la protection du travail du chercheur et le lien juridique entre celui-ci et la communauté dont il publie les enregistrements et les retours éventuels que cette dernière pourrait espérer de ces publications discographiques.
Qui pourrait contester que les compositions de Bartók et de Ligeti ne sont ni des plagiats ni des copies, mais des œuvres originales au sens propre du terme ? Les jeunes musiciens africains qui s’inspirent de musiques traditionnelles ont-ils des droits à payer aux communautés dont ils utilisent la musique ? La réponse n’est pas aussi évidente qu’on le pense et ne pas y répondre à partir du moment où on commence à légiférer sur tout – et souvent sans beaucoup réfléchir aux conséquences – est peut être irresponsable, dans la mesure où les polémiques entre les accusations de pillage et celles de privation de liberté apparaîtront vite.
Un objectif devrait être de protéger les créateurs et de permettre aux futurs créateurs d’avoir la possibilité d’innover hors d’un quelconque carcan juridique qui étoufferait les initiatives. La question n’est pas aussi triviale qu’il peut y paraître au premier abord. Les conditions des travaux de collecte de musique traditionnelle, ce que les ethnomusicologues appellent le terrain, sont intéressantes à noter à ce propos.
Deux autres exemples parmi les dizaines qui pourraient être discutés suffiront. Pour décider du matériel à enregistrer et donner l’autorisation de réaliser les enregistrements à l’origine d’un disque compact de sa musique, la communauté des indiens Karitiana 2 du Brésil s’est réunie et, après de longues discussions publiques sur la meilleure manière de présenter sa culture musicale au monde extérieur, a décidé de confier au shaman (le pajé) et à un groupe de femmes, le soin de présenter son répertoire musical traditionnel qui existe encore.
Nul doute que dans l’esprit des Karitiana, c’est leur musique au sens d’un patrimoine commun – dans ce cas, celui qui a survécu – qui est présentée, même si elle est réalisée par des personnes spécifiques de la communauté. Personne dans la communauté n’a contesté la participation individuelle, même en terme de rétribution, des personnes, mais pour les Karitiana, il s’agit avant tout d’un patrimoine commun hérité au fil des générations. Comment tenir compte de ces aspects dans la régulation des droits d’auteurs sans violer les conceptions traditionnelles et parfois les règles de distribution des biens dans la communauté ? Le cas des Karitiana concerne une communauté de petite taille, dont une partie du patrimoine entre dans la diffusion de biens culturels et est produit et enregistré par des membres extérieurs à la communauté. La notion de contrat entre la communauté et l’éditeur est donc assez facile à souligner dans la mesure où c’est directement à la communauté que les droits doivent revenir puisque le travail a été en quelque sorte fait à sa demande.
Qu’en est-il lorsque ce sont les indiens eux-mêmes qui produisent les biens culturels comme c’est le cas chez les Kuikuro du Haut-Xingú au Brésil ? Cette communauté possède à présent son propre centre de documentation et ses propres cinéastes qui produisent des DVD sur la vie traditionnelle. On peut penser que la question est résolue puisque dans ce cas, c’est directement par des membres de la communauté que le matériel est produit et que les droits d’auteurs reviennent aux cinéastes. Il semble que dans ce cas, les Kuikuro considèrent que le travail individuel doit être valorisé et reconnu, mais que tant qu’il s’agit de la vie traditionnelle, c’est d’un patrimoine commun qu’on parle et c’est l’ensemble de la communauté avec ses règles de distribution propres qui est concernée. Il s’agit donc bien de reconnaître la contribution de chacun, mais personne ne s’approprie la tradition elle-même. Comment les contrats et les modalités de droits d’auteurs vont-ils intégrer cela sans heurter la conception des Kuikuro ?
Revenons aux Mongo et à leur musique. La création de l’Institut des Musées nationaux du Zaïre dans les années septante du XXe siècle a permis de continuer une collecte assez importante de musique traditionnelle dans l’aire culturelle Mongo. Certains de ces enregistrements ont été publiés par les musées du Zaïre eux-mêmes avec un éditeur européen. Faits dans le cadre de la constitution des collections du musée, les enregistrements ont donc été publiés par le musée lui-même et les royalties de la publication payées au musée. Le contrat – chose plutôt rare – liait donc directement un éditeur et une institution d’un pays dit en développement, sans le chaperonnage d’une quelconque organisation intermédiaire. Dans la logique de la question des droits d’auteurs, on peut légitimement se poser la question du retour vers les musiciens et la communauté. Certes on argumentera qu’il s’agit d’un patrimoine commun, mais il semble qu’aujourd’hui on n’en soit plus là, à moins d’accepter une autre logique, celle du commerce des archives qui encore une fois lassera les musiciens et les producteurs de « la matière première » en marge.
La publication du troisième et dernier CD de la sonothèque de l’Institut des Musées nationaux du Zaïre est à cet égard très intéressante3. Elle concernait des enregistrements d’un musicien d’exception, aujourd’hui décédé, Elanga Nkake. Ce musicien découvert par Benoît Quersin au cours de tournées d’enregistrements pour le musée a, après sa rencontre avec le musicologue et musicien belge, fait des tournées en Europe où on a pu l’entendre notamment au théâtre de Peter Brook et au festival d’Avignon. Le musicien a toujours été rétribué pour ses concerts et ses performances, comme il se doit. La publication des enregistrements par le musée a donné des royalties au musée qui a produit les enregistrements. Elanga Nkake se retrouvait donc comme un musicien traditionnel, réduit à faire partie du patrimoine commun de son groupe les Mbole (un peuple de l’aire Mongo).
Ces deux exemples montrent à suffisance la complexité de la matière des droits d’auteurs lorsqu’on est confronté à des sociétés de tradition orale qui ont parfois des règles de distribution et de reconnaissance de la propriété très différentes de celles que l’on connaît en Europe ou aux Etats-Unis. Ne pas les reconnaître, c’est repartir dans une entreprise coloniale qui ne dit pas son nom. Ceci pour ne pas parler des embryons de législation qui existent dans des pays où pendant longtemps, les priorités étaient ailleurs…
Les chercheurs individuels sont concernés de deux manières par la question des droits d’auteurs. D’une part, par les règles qu’ils doivent respecter vis-à-vis des communautés en terme d’autorisation et d’emploi du matériel. D’autre part par la nécessité de faire reconnaître leur propre travail. La problématique des droits d’auteurs, qui s’amplifie aujourd’hui, met de très nombreux chercheurs dans des situations compliquées par le simple fait qu’il n’ont souvent pas le document que l’on exigerait aujourd’hui pour des enregistrements qu’ils ont fait il y a vingt ou trente ans, lorsqu’on considérait que les musiques traditionnelles étaient un patrimoine commun et qu’il fallait rétribuer ses informateurs au moment des enregistrements ou si un bénéfice se dégageait lors d’une publication.
La protection du patrimoine oral des sociétés traditionnelles fait évoluer les choses vers plus de cohérence et oblige tous ceux qui sont concernés à respecter des règles, comme celles qui obligent à traiter directement avec les musiciens eux-mêmes, qui évitent bien des situations embarrassantes. Le nombre de problèmes qui sont apparus au cours des dernières années est là pour témoigner que c’est l’intérêt de tous d’avoir des règles claires et souples. Entre les intermédiaires non fiables et qui ne représentent souvent qu’eux-mêmes et les avocats soucieux de jouer sur l’absence d’un cadre cohérent pour faire miroiter des gains inespérés à des musiciens naïfs, de nombreuses situations fâcheuses sont apparues, souvent dues à une combinaison entre la naïveté et la légèreté des personnes impliquées. La logique du gain d’argent qui se développe dans ce cas devrait aussi être prise en considération.
Dans la perspective de publications en disque, on pourrait par exemple demander aux éditeurs de faire connaître les estimations de vente ou de montrer les ventes d’œuvre similaires, pour éviter de faire croire à des communautés que la publication en disque va nécessairement donner des gains substantiels. Combien de musiciens ou de communautés ne s’estiment-ils pas volés devant le peu de rentrées des disques ? Ensuite les contrats d’édition eux-mêmes devraient être précisés et discutés. Pourquoi un producteur d’enregistrement – musicien ou ethnomusicologue – doit-il céder ses droits à l’éditeur ?
Littérature orale
Nous allons à présent évoquer, toujours en reprenant la culture Mongo, un deuxième aspect de la protection des traditions orales qui est loin d’être évident à gérer dans le cadre de la législation sur les droits d’auteurs.
Prenons le récit épique traditionnel que l’on appelle l’épopée de Lianja chez les peuples de l’aire Mongo. Ce récit – que l’on peut sans problème comparer à une sorte d’Illiade africaine – comporte des contes, des chantefables et des poésies qui font partie du fond commun de ces peuples. Il existe à présent des versions écrites de cette littérature, grâce aux travaux de Gustave Hulstaert et de nombreux chercheurs associés au centre d’étude Aequatoria de Mbandaka au Congo. A supposer que ces récits épiques – on peut rêver – reçoivent une diffusion plus large à l’avenir, que les conteurs qui vivent encore soient identifiés dans ces publications, et enfin à supposer – on peut encore rêver – que ces publications dégagent des bénéfices, à qui les droits d’auteurs vont-ils être attribués ? Aux conteurs, aux communautés, ou les choses vont-elles encore rester floues ? Les exemples de ce type peuvent être multipliés presque à l’infini lorsqu’on se réfère aux traditions littéraires orales. Il n’est pas possible d’évoquer ici l’ancienneté de la tradition et la disparition de l’auteur de l’œuvre originale, puisqu’il n’y en a pas et que de plus un certain nombre de personnes – les conteurs – peuvent se revendiquer d’être les possesseurs d’une version originale ou inédite.
Toujours dans cette aire culturelle, on peut encore mentionner un genre qui se situe entre la musique et la littérature orale, le Bobongo, une sorte d’opéra de certains peuples (par exemple les Ekonda et les Bolia) de l’ouest du domaine Mongo. Ce genre exceptionnel combine musique – des polyphonies vocales remarquables –, de la danse – des chorégraphies étonnantes –, et des textes littéraires puisés ou créés à partir du fond commun venant de la littérature orale de ces peuples. La seule publication discographique d’un Bobongo relève déjà du casse-tête juridique puisqu’en plus du fond traditionnel commun – auquel pourrait s’appliquer la notion de patrimoine collectif –, il existe une sorte de compositeur – le nyangiobongo – qui a pour tâche de créer une version différente à chaque exécution en modifiant l’ordre des parties et en choisissant des « textes » différents. Doit-il être considéré comme un compositeur au sens occidental du terme ? Sans doute oui, mais pas dans l’esprit des Ekonda pour qui il est un instrument au service d’un travail collectif.
Lorsque ces spectacles sont filmés ou photographiés, à qui reviennent les droits d’auteurs ? Aux musiciens ? Aux danseurs ? A la communauté ? Ou bien aux institutions locales et internationales qui se chargent de les préserver et de les diffuser ?
La notion de patrimoine collectif est sans doute une échappatoire commode pour éviter d’aborder ces problèmes. Légiférer n’importe comment sans tenir compte des règles qui déterminent le partage des richesses et des biens dans ces sociétés est au moins aussi violent et ne fera pas avancer la résolution de ces problèmes. De plus en plus « d’artistes traditionnels » entrent dans les circuits commerciaux de concerts et de tournées. Dans ce cas, les règles sont connues et s’appliquent à eux aussi et cela ne pose en principe pas beaucoup de problèmes, mais dès que la question des droits d’auteurs se pose, on entre dans une autre logique, qui nécessite bien plus qu’une simple législation, même « adaptée » à une communauté particulière. C’est là peut-être que certains acteurs de terrain peuvent s’avérer utiles pour mettre en évidence les problèmes et aider à les résoudre dans le respect de traditions dont la logique échappe à ceux qui ne les connaissent pas.
Il est évident que l’objectif de tout ce débat est et doit rester de protéger avant tout ceux qui font les œuvres artistiques et que cette tâche, qui n’est pas figée, demande bien plus que de simples pétitions de principe ou des règles arbitraires. La solution à certains de ces problèmes viendra sans doute le jour ou les peuples, dont le fonds artistique vient de la tradition orale, deviendront leurs propres producteurs et feront eux-mêmes une partie de la diffusion de leur œuvres.
Pour conclure cette discussion qui est loin d’être définitive, quelques mots sur la fragilité des sociétés traditionnelles s’imposent. Un des objectifs du travail de protection juridique du patrimoine immatériel est sa protection et celle de ses acteurs. Ceci est d’autant plus indispensable que les sociétés de tradition orale sont très fragilisées dans le monde contemporain. L’affaiblissement de ces sociétés ne vient pas seulement de leurs relations avec le système d’échanges des biens tel que nous le connaissons, mais aussi des relations brutales que ces sociétés entretiennent avec des aspects d’autres cultures où il faudrait peut être aussi agir pour les protéger, mais comment ?
Au moment où le monde se mobilise pour préserver sa diversité linguistique et culturelle, il est peut-être temps de penser à donner les moyens aux sociétés de s’exprimer elles-mêmes dans un cadre juridique qui leur permettrait de défendre leurs valeurs culturelles face aux nombreuses agressions dont elles sont l’objet.
Répondre spontanément à la question de savoir s‘il faut payer des droits d’auteurs à des créateurs semble aller de soi, mais en réalité c’est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît au premier abord, pour les raisons qui ont été exposées plus haut. Faire payer des droits d’auteurs est sans doute une entreprise aussi compliquée que celle qui consiste à déterminer la contribution de chacun à l’impôt.
(Mise en ligne : février 2016)
Ndlr.
Cet article a été publié sous le même titre dans l'ouvrage collectif Le patrimoine culturel immatériel - Droits des peuples et droits d'auteur. Colophon éditions, Bruxelles, 2007.
1.Pour des exemples :
- MRAC/KMMA, Archives/Archiven 1910-1960. Fonti Musicali Fmd 220;
- Dans les collections de la sonothèque de l’Institut des Musées Nationaux du Zaïre (Vol. 1 et 2);
- Ekonda : Bobongo-Sortie de la Walé (Zaïre), 2 CD Fonti Musicali Fmd 301-302;
- Polyphonies Mongo (Zaïre), Ocora C580050.
2. Yjkii. Chants du renouveau de la tradition. Musiques des Karitiana (Brésil). Colophon Records Col.CD127.
3.Musiques du pays des Mangbetu, Volume 3 dans la série « Anthologie de la musique congolaise – RDC ». MRAC/Fonti Musicali Fmd 303.
Références :
De Rop, A. Lianja, l’épopée des Mongo. ARSOM. Bruxelles (1964).
De Rop, A. Versions et fragments de l’épopée Mongo. Textes (A). ARSOM. Bruxelles (1979).
Hulstaert, G. Les Mongo, aperçu général. Tervuren, MRAC (1961).
Hulstaert, G. Het epos van Lianja, Verhalen en gedichten van de Mongo in Centraal Africa. Meulenhoff. Amsterdam (1985).