Musiques du monde,
produits de consommation ?

par Eddy Pennewaert


Les musiques du monde avaient encore le vent en poupe jusqu'il y a peu, mais de quelles musiques et de quel monde parlions-nous?

La tendance - toujours actuelle - consiste à regrouper sous l’appellation générique «world music», hâtivement traduite en «musiques du monde », à la fois toutes sortes de métissages mercantiles et de courants musicaux exotiques contemporains, le plus souvent superficiels, mais également les musiques «traditionnelles» dans toutes leurs diversités. Et c’est bien là que le bât blesse. Il règne autour de ces musiques dites «du monde», et ce n’est pas un hasard, une confusion certaine. Rien que sur le plan de la sémantique, il y a déjà matière à débattre. Mais ce n’est là que la partie perceptible d’un problème pernicieux plus profond et plus préoccupant. Les véritables questions que soulèvent les musiques du monde, dans leur dimension socioculturelle et dans la manière dont nous les abordons au Nord, sont d’ordre idéologique et politique. Et l’enjeu est de taille, car il s’agit de la sauvegarde des patrimoines immatériels de l’humanité, dont bon nombre, particulièrement au Sud, sont en permanence menacés par les déséquilibres économiques.  

Que le concept «musiques du monde» ressemble à un vaste fourre-tout musical n’est en soi qu’un problème mineur de classification que finiront bien par résoudre les spécialistes, mais ce qu’induit politiquement ce grand brassage concerne tous les «consommateurs» de culture et, a fortiori, tous les acteurs du développement.

De métissages factices en arrangements sonores exotiques plus ou moins réussis, certaines musiques du monde ont conquis le grand public. Encore faut-il faire la distinction parmi les musiques du monde entre celles qui relèvent du divertissement et de la «variété», et celles dites «traditionnelles» qui constituent l’expression culturelle continuée des peuples. Le concept «world», par sa forte connotation mercantile, s’identifie mieux au  phénomène de mode et au grand métissage mondial que celui de «musiques du monde» qui différencie encore les musiques traditionnelles, populaires, folkloriques, etc.

Mais, au-delà de ce problème récurrent de repères entre les musiques commerciales, les musiques «améliorées» et les musiques d’origine, on observe que bon nombre de musiciens du Sud en sont arrivés à modifier, à des degrés divers, leurs pratiques musicales, dans l’espoir sans doute d’accéder à la manne providentielle et d’être reconnus en tant qu’individus plus qu’en tant que représentants d’une communauté.

La pression commerciale et le battage médiatique mis en œuvre pour répandre toutes ces musiques ont eu un effet réducteur sur les musiques «traditionnelles» d’origine, la plupart toujours confinées à la confidentialité. Face à un courant «world» d’une ampleur planétaire, les musiques traditionnelles passent aux yeux du grand public pour des archaïsmes ou des replis identitaires de minorités pittoresques, et leurs «célébrations», quand elles ont lieu, ne font généralement que renforcer la bonne conscience ambiante du dominant envers le dominé. Alors qu’on espérait que cet engouement et cette ouverture permettraient de révéler au grand public toute la richesse et la diversité culturelle des différentes populations du monde et la nécessité de leur préservation, on en arrive à constater aujourd’hui un risque réel de consumérisation de ces expressions culturelles. Une meilleure accessibilité du grand public aux musiques «traditionnelles» aurait pu créer un rapprochement interculturel signifiant et constructif et, in fine, aboutir à une sensibilisation accrue aux réalités socioéconomiques de ces populations. Globalement, il n’en est rien.

Les «musiques du monde» offertes au grand public ne sont généralement que des produits de consommation, certains créés de toutes pièces, qui renvoient une vision préfabriquée «du monde» et de certaines de ses cultures. Ce constat devrait d’ailleurs nous interroger sur la manière dont nous «consommons» la culture en général, et en particulier celle des autres, la vraie comme la factice. D’autre part, on peut légitimement supposer que ce brassage des identités et de l’âme même de certains peuples aura des conséquences sur le devenir des relations que nous entretenons avec ceux-ci et avec l’autre en général. 

Les deux appellations, «world music» et «musiques du monde»,  entretiennent soigneusement les fantasmes du «village global», lequel prend de plus en plus des allures trompeuses de gentil village de vacances. La déferlante world atténue, dilue, ou plus exactement feint d’ignorer tout particularisme lié aux réalités socioéconomiques et humaines, en l’occurrence celles des populations du Tiers-Monde. Dans sa mouvance, la musique des autres n’aurait d’autre raison d’être que de nous divertir et de satisfaire notre immense besoin d’évasion et d’exotisme. Tout en laissant implicitement croire qu’elle est ouverte à la diversité et à l’ensemble des expressions musicales non occidentales de la planète, la «world» filtre et nivelle en fait les sonorités venues d’ailleurs ; elle les coule dans un moule acceptable pour des publics du Nord, premières cibles en termes de pouvoir d’achat. Cette falsification n’est jamais que la résultante d’un rapport de forces et d’une démarche commerciale, lesquels demeurent les fondements de notre société «libérale».

Les expressions culturelles des peuples du monde, les musiques dans le cas qui nous préoccupe, et en particulier celles des populations du Tiers-Monde, sont en passe de devenir également de vulgaires produits de consommation, au même titre que ces spécialités culinaires exotiques surgelées dont on a toutefois pris soin d’adapter le goût à nos palais. Mais, pire qu’un divertissement sensitif sans lendemain, le concept «musiques du monde», dans sa dérive actuelle, dissimule et banalise une nouvelle forme d’impérialisme, en l’occurrence une des plus insidieuse qui soient, le colonialisme culturel. Dans le va-et-vient des échanges à l’échelle planétaire - faut-il le rappeler, inégalitaires - et vu la mainmise des peuples nantis sur le développement des autres, les cultures des peuples économiquement faibles ou dépendants, autrement dit dominés, semblent bel et bien condamnées à s’adapter à la nouvelle norme occidentale ou à disparaître. 

En fait, il en va de la culture comme du reste. La mondialisation, c’est avant tout la loi du plus fort. Un plus fort qui impose aux moins forts son modèle moral et économique, qui fait miroiter entre autres les vertus du progrès et des droits de l’homme, mais qui maintient paradoxalement dans la misère les trois quarts de l’humanité. Ce fait est irréfutable. Et nous ne pouvons ignorer que cette injustice menace directement, outre bien sûr l’intégrité physique et morale des personnes, l’existence même de nombreuses cultures. Autant de patrimoines irremplaçables de l’humanité.    

(Mise en ligne : août 2016)


Ndlr.
Cet article - à peine actualisé - a été publié en préface de l'ouvrage collectif  Musiques du monde, produits de consommation ? (Colophon éditions, Bruxelles, 2000). 
Globalement toujours d'actualité, il est reproduit ici dans sa quasi intégralité.
Quant à l'ouvrage lui-même, il pose la question du bon usage des musiques du monde, des enjeux culturels et des responsabilités de chacun, simple auditeur ou acteur.

Les auteurs, tous spécialistes exerçant des responsabilités dans le domaine des musiques du monde, apportent un éclairage pertinent et critique sur cette délicate question de société et sur nos rapports avec l’Autre. Leurs analyses mettent en évidence les risques encourus, parfois les solutions. Au travers de cette approche critique du périlleux cheminement des musiques du Sud vers le Nord, depuis leur collectage jusqu’à la présentation au public, elles révèlent aussi quelques clés de lecture essentielles à une «consommation» plus responsable de la culture.
Les auteurs de cet ouvrage y développent en chapitres distincts les thèmes suivants :

  • Les musiques du monde ne sont pas que des musiques! par Etienne Bours
  • La célébration des cultures dominées, par Pierre Hemptinne
  • Pourquoi (et comment) collecter les musiques de l'Autre ? par Henri Lecomte
  • Sensibiliser, mais à quel prix ? par Pierre Bois
  • Le défi de la représentation, par Laurent Aubert
  • Les musiques du monde et la réalité sociale - Du contenu sémantique à la représentation, par Albert Dechambre

    L'ouvrage étant épuisé un pdf par chapitre peut être obtenu sur demande.