Piratage, négligence ou simple erreur ?
Chronique d'une enquête dans
la cour des grands

par Eddy Pennewaert


C'est l'histoire, maintes fois répétée, du pot de terre contre le pot de fer, de David contre Goliath, du faible contre le puissant. Une morale créée de toutes pièces pour endormir les enfants et leur faire croire qu'aussi misérable puisse être leur condition, le juste – et la justice - l'emportent toujours quelle que soit la puissance de l'adversaire... Fadaises évidemment ! Même les enfants n'avalent plus cela ! Il suffit de suivre l'actualité politique, économique ou sociale, la vraie vie, pour se rendre à l'évidence que le monde entier ou presque n'est qu'un vaste champs de bataille duquel les plus faibles ne sortent généralement pas vainqueurs, aussi justes puissent être leurs causes... 
Partant de cette évidence, quand nous avons découvert en novembre dernier que 27 des titres de la Collection des Musiques populaires du Monde de Colophon Records - plus de 350 morceaux ! - se trouvaient illégalement en vente par téléchargement sur le site de Microsoft.com, nous nous sommes sentis à la fois très flattés par tant d'intérêt – pensez donc, être piraté par Microsoft ! - et anéantis devant la taille de l'adversaire qu'il nous faudrait affronter... 
  

En novembre dernier, à la recherche d'une extension pour notre site commercial en construction1, nous découvrons tout à fait par hasard que les deux tiers des titres de la collection sont déjà accessibles en ligne et en vente par téléchargement depuis plusieurs années probablement ! Les titres mis en ligne étaient jusque là passés inaperçus, sans doute à cause de leur médiocre référencement pour les moteurs de recherche. Pour les débusquer sur Google par exemple, il fallait en connaître au moins le titre exact – Plow Tcha, Golagul, Lokishini, Matico et vingt-trois autres de même consonance – ainsi que le nom de l'éditeur, Colophon Records. Imaginez un peu ! De plus, même en effectuant une recherche directement sur le site de la boutique en ligne de Microsoft, en tapant « musiques traditionnelles, musiques du monde », etc. aucune de nos références n'apparaissait. Sans leurs identifiants précis, l'internaute n'avait quasi aucune chance de découvrir nos productions... A la fois décevant et... rassurant.
Nous n'avions bien sûr jamais donné notre accord à Microsoft ni,
a fortiori perçu la moindre commission sur les ventes réalisées. Après avoir sollicité dans les cercles proches de l'association l'avis de plusieurs avocats et juristes, nous avons décidé de mener une enquête afin de découvrir à qui profitait le larcin et de faire valoir au plus tôt nos droits légitimes ainsi que ceux des interprètes que nous représentons en tant qu'éditeur. S'il paraissait déjà évident qu'une entreprise de la taille de Microsoft n'allait pas se compromettre dans une magouille aussi grossière qu'improductive au vu de l'insignifiance probable des bénéfices ainsi usurpés, quelqu'un, quelque part, devait cependant engranger impunément notre dû, aussi maigre fut-il!

L'enquête
Sur chaque page de présentation des disques « piratés » par Microsoft, en bas à droite, figurait ce qui semblait a priori la signature du coupable : « Éléments de contenu fournis par ROVI - © 2017 – 2015 Rovi Corporation » (cf. illustration ci-contre). Sans difficulté nous avons appris par Internet que ROVI était devenu TIVO Corporation depuis le rachat en 2016 de Tivo Inc. pour plus d'un milliard de dollars, que la société figurait en bonne place à la bourse new-yorkaise des nouvelles technologies, le NASDAQ, et enfin, que son siège se situait, comme il se doit, en Californie, à San Carlos. De son côté, Wikipédia nous apprit que cette success-story était due – ce qui ne manque pas d'ironie – au fait que Rovi-Tivo était le leader mondial des logiciels et systèmes d'anti-piratage et de protection de la propriété intellectuelle... Oups !
Après deux jours passés à essayer de joindre vainement le service juridique de l'entreprise à San Carlos, un bulletin météo fortuit nous rappela qu'il faisait peut-être trop beau en Californie pour travailler et que nous devrions plutôt tenter notre chance auprès de l'antenne new-yorkaise où il devait faire un temps pourri de saison et où les gens par dépit avaient la réputation de bosser ! Bingo ! Le contact fut immédiat, chaleureux et sympathique ! Nous avons pu présenter le problème à une personne apparemment bien placée à la direction régionale, Mme J., qui nous assura qu'elle allait s'occuper personnellement de notre affaire et qu'elle nous recontacterait au plus tôt... Bien que très sceptiques quant à ces promesses, le lendemain déjà New York réagissait et nous demandait de prendre contact avec son bureau du ... Luxembourg qui, nous assurait-on, prenait le relais.
Sans aucun doute, l'affaire était prise au sérieux. Après avoir répété notre petite histoire, en français cette fois, la personne en charge, Mme C.D. a fait entreprendre des recherches et nous affirma très rapidement que Tivo Corporation n'était en rien concernée par cette affaire, que l’entreprise ne gérait que des métadonnées et que nous ne figurions même pas dans ses bases de données... Bref, il fallait voir directement avec Microsoft ce qu'il en était... Premier cul-de-sac. Heureusement, Tivo Luxembourg nous communiqua un contact chez Microsoft, opérant à Washington, au siège même de la multinationale.
On aurait pu croire que la fin de l'année approchant, les problèmes de piratages passeraient après les problèmes de bûches et de sapins. Erreur. Notre histoire (retour à la version anglaise), fut transmise illico au service juridique adéquat de Microsoft. L'attorney J.P. fut particulièrement réactif. Toutes nos productions furent immédiatement retirées des sites de Microsoft qui nous présenta cette mesure comme une sorte de généreuse attention, mais en aucune manière comme une reconnaissance d'une quelconque responsabilité
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Voilà bien les Américains, tétanisés à l'idée qu'on pourrait leur coller un procès !
Toutefois, cette différence de culture et de traitement des affaires outre-Atlantique, présente aussi certains avantages. Partout au cours de notre enquête auprès de ces multinationales américaines gigantesques, notre minuscule mais très obstinée association a finalement toujours trouvé les bons interlocuteurs, à l'écoute du problème et sincèrement disposés à apporter leur aide. Nous n'espérions pas rencontrer tant d'attention et de bonne volonté. Nos avocats et juristes, unanimement, nous avaient prévenus : si ces géants répondaient à notre courrier, nous aurions peut-être une chance de faire valoir nos droits
... sachant que l'association n'avait pas la capacité financière d'entreprendre la moindre action en justice aux États-Unis...
Finalement, le service juridique de Microsoft, après avoir effectué toutes les recherches nécessaires, titre par titre, nous a affirmé que le problème venait de The Orchard, une autre multinationale américaine, filiale de Sony Music Entertainment,
pionnière et leader dans la distribution numérique et la licence de contenus musicaux et audiovisuels pour les artistes et labels indépendants, et de ... Mondomix, une société bien française avec laquelle nous avions eu par le passé un partenariat de distribution numérique.
Second cul-de-sac, mais à partir de là, tout devenait plus clair.

Colophon Records avait mis en distribution numérique à partir de 2009 tout son catalogue chez Mondomix, en France. Les CD de la Collection des Musiques populaires du monde avaient été progressivement traités pour une mise en vente par téléchargement par Mondomix, à qui Colophon avait accordé une licence exclusive d'exploitation sur Internet. Mondomix à son tour pouvait sous-traiter avec d'autres sociétés ces licences pour assurer ainsi une plus large diffusion. Chaque intermédiaire prenant bien sûr au passage sa petite commission... au point que la part revenant à l'éditeur ou à l'artiste était souvent allégée, mais çà, c'est une autre histoire.


L'internaute achetait donc sur la Boutique de Microsoft un morceau. Microsoft, après avoir pris sa commission reversait cette vente à The Orchard qui, à son tour, après une nouvelle ponction, restituait la vente à Mondomix. Mondomix prélevait également sa commission avant de rendre aux labels ou aux artistes les relevés détaillés du périple de chaque vente et de verser aux « bénéficiaires » le solde restant. C'est ainsi que cela fonctionne. On peut y voir une certaine similitude avec la filière du lait.

Le dénouement
Le seul hic dans ce scénario, c'est que Mondomix n'existait plus depuis plusieurs années ! Son premier redressement judiciaire remonte à 2011, sa liquidation judiciaire à 2012, prononcée en 2014, sa radiation en 20153... Mondomix (l'entité juridique Mondomix Media) abandonna le numérique et les productions audio et vidéo pour renaître sous la forme d'un magazine papier du même nom, lequel devait malheureusement à son tour disparaître en 2014, mettant un terme brutal et définitif à la belle « aventure Mondomix ». En conséquence, cela faisait des années que Colophon ne recevait plus de relevés de ventes ni percevait de droits. Colophon fut d'ailleurs prévenu officiellement de la faillite de Mondomix par les liquidateurs, ce qui mettait juridiquement un terme aux conventions et aux contrats en cours entre Colophon et Mondomix... Sauf que, le liquidateur - qui d'autre ? - a du omettre de demander le retrait des productions mises en ligne par Mondomix ainsi que l'arrêt des ventes. Pratique courante paraît-il, pour grappiller encore quelques sous...

Du temps de sa grandeur, il y avait du monde chez Mondomix. C'était un très beau projet. Nombreux étaient en effet les petits labels et les artistes qui ont cru à « l'aventure Mondomix » et au dynamisme de son équipe. Il est donc peu probable que Colophon Records ait été le seul label a avoir été « oublié » lors de la chute de Mondomix. Et aujourd'hui, on ne s'explique toujours pas pourquoi The Orchard ne s'est pas rendu compte qu'à l'autre bout de la chaîne il n'y avait plus personne, ... si ce n'est - peut-être - le liquidateur !
Toujours est-il que Tivo Corporation et Microsoft étaient bel et bien hors de cause. Les musiques mises en ligne sur les sites de Microsoft, comme sur Itunes, Deezer etc. étaient fournies par The Orchard. Cette multinationale, présente dans plus de vingt-cinq pays sous-traite à l'échelle mondiale la gestion de millions de téléchargements, parmi lesquels se sont probablement perdus certains titres et répertoires que Mondomix lui avait confiés.
De notre côté, ayant vérifié le code ISRC
4 des plages mises en vente, nous savions déjà que Colophon Records était bel et bien enregistré comme propriétaire de celles-ci, même si, en réalité, répétons-le, l'association depuis des années n'avait plus rien perçu en tant que tel. Il ne s'agissait donc pas d'un « piratage » ni d'un détournement des ventes mais, sans doute, d'une rupture dans le processus de restitution des droits. Autremet dit, un oubli, une erreur.

The Orchard ayant été identifié comme le dernier acteur de la chaîne, avant Mondomix puisque celui-ci s'est effacé des écrans, nous avons pris contact avec son service juridique. Explications, petit topo de l'enquête, échange de courriers... et le dossier tomba entre les mains de Mr B.W.
Cette fois-ci, nous frappions à la bonne porte !
Comme à chaque fois, tout au long de nos pérégrinations dans les méandres des multinationales américaines, ici aussi l'accueil a été chaleureux, les interlocuteurs disponibles et attentifs, les promesses tenues.

Sur le vieux continent on véhicule une image assez détestable de ces géants du numérique, peut-être parce qu'ils sont trop grands, trop riches, trop puissants, trop Américains, ou encore qu'ils ne paient pas ou trop peu d'impôts...
Quoi qu'il en soit, notre expérience, celle d'un petit label face à trois géants du numérique, démontre en tout cas que l'inaccessibilité de ces derniers est un mythe et que nous devrions aussi revoir nos préjugés à leur encontre, même si....
Même si, nous n'avons jamais vraiment su ce qui s'était produit ni comment ce dysfonctionnement a pu se maintenir aussi longtemps. Même si, nous ignorons toujours où et à qui les résultats des ventes ont été versés ainsi que leurs montants, tant est qu'il y en ait eu... rien n'est moins sûr d'ailleurs.
 

The Orchard n'a jamais contesté l'irrégularité de la situation ainsi que notre légitimité et le bien fondé de notre démarche... sans toutefois explicitement reconnaître une quelconque responsabilité... Comme elle s'y était engagée, la société The Orchard a mis tout en œuvre pour régler rapidement le problème. L'entreprise propose aujourd'hui à l'association une offre concrète de partenariat et une régularisation équitable des comptes. Cette proposition, concoctée par son service juridique, – plus de 15 pages en anglais et en petits caractères... – est actuellement à la traduction avant d'être évaluée et très probablement entérinée. Happy end.

Indépendemment des protagonistes de cette histoire qui n'ont eu de cesse de témoigner leur bonne volonté - et nous leur en sommes infiniment reconnaissants - notre temps nous fait miroiter des moyens technologiques extraordinaires, une planète entière à portée de clic, tout et n'importe quoi accessible sur la toile instantanément... et sous contrôle. Théoriquement. Il aura fallu près de six mois à Colophon pour arriver à s'extraire de ce bourbier numérique, en ne sachant toujours pas le fin mot de l'histoire...

 
 

(Mise en ligne : juillet 2017)


Ndlr.
1. La mise en ligne du site commercial de l'association - www.colophon.shop -, à été postposée à la fin de l'année. Ce site sera exclusivement consacré au téléchargement de la musique et à l'achat en ligne de nos productions.
2. «  As a courtesy to you, and without admitting any liability, we have removed these tracks...  »
3. Numéro de RCS : 753826288
4. ISRC : International Standard Recording Code. Chaque morceau de musique possède un code unique d'identification comprenant 12 caractères. L'ISRC permet entre autre d'identifier les ayants droit. Pour la Belgique, c'est la SIMIM ( Société de gestion des producteurs de musique) qui attribue et gère l'ISRC.