La musique qui vient du froid
Arts, chants et danses des Inuit
Un livre de Jean-Jacques Nattiez
Préface de Lisa Qiluqqi Koperqualuk
La musique qui vient du froid est bien plus qu'un beau livre : c'est une somme remarquable sur les musiques des Inuit. L'auteur y présente un parcours très exhaustif à travers les différentes populations inuit de ce Grand Nord qui nous fascine. Si les chants de gorge y sont extrêmement bien documentés, toutes les traditions musicales des Inuit y jouissent d’un traitement tout aussi exhaustif.
Le livre est dense, il foisonne et Jean-Jacques Nattiez y fait sans cesse le lien entre ces musiques, le chamanisme et les influences chrétiennes.
Extrait (chapitre 10, pp 399 et 400)
suivi d'une présentation de l'ouvrage par Étienne Bours.
Le phylum des contextes de croyance
Le chamanisme constitue le contexte dans lequel sont nés et se sont développés les différents genres de musique inuit avant l'arrivée des Qallunaat (Ndlr. mot en inuktitut utilisé pour désigner les non-Inuit). La fonction propitiatoire est omniprésente aussi bien dans les cérémonies de l'Alaska, les fêtes consacrées à la danse à tambour dans le reste de l'Arctique, les chants et les jeux haletés et même certains chants de jeux. Le chamanisme désigne une pratique qui englobe les acteurs, les chants, les danses et les actions qui sont censés agir sur les esprits (des animaux, des éléments de la nature, des objets matériels utilisés pour la chasse et la pêche ainsi que des personnes décédées) desquels, par les danses à tambour et les jeux, on entend se concilier la participation en vue d'assurer une bonne chasse ou une bonne pêche.
Le chamane est présent à travers tout l'Arctique : avec ses chants et ses danses, il intervient auprès des esprits des êtres non humains dont il lui arrive d'imiter la voix ou de mimer les actions. Les pratiques chamaniques des non-chamanes sont propres à certaines régions particulières, mais d'une importance tout aussi grande que celle des chamanes. D'ouest en est : la théâtralité par lesquels les Inuit de l'Alaska et du Groenland jouent des saynètes pour les êtres invisibles ; le port, par les danseurs et les danseuses, de masques évoquant des animaux précis dans certaines cérémonies de l'Alaska et l'utilisation d'accessoires dont la forme évoque les esprits d'êtres invisibles et des objets cruciaux pour la chasse et la pêche (kayaks et pagaies, par exemple) ; les chants d'incantations météorologiques (Inuit de Sibérie et du Cuivre) ; les connotations chamaniques des chants de jeux ; l'échange des conjoints et le chant qui l'accompagne avec utilisation d'un masque particulier ; l'imitation d'éléments de la nature, de cris d'animaux ou de bruits d'actions domestiques, notamment dans les chants de gorge exécutés pendant que les maris sont à la chasse pour agir sur l'esprit des animaux et hâter leur retour fructueux (Inuit du Nunavik et des environs). L'acte de jouer de véritables représentations pour les êtres invisibles (play) et l'acte de jouer à des jeux (game) se rejoignent.
Ainsi, avant l'implantation des missions chrétiennes, c'est le caractère propitiatoire des manifestations musicales de toute nature qui se manifestait dans les différentes régions de l'Arctique, de l'ouest à l'est. Le contact avec les Qallunaat et leur présence dans le Nord vont affecter le mode de vie des Inuit, leur culture et leur musique. La christianisation en est sans doute un aspect prédominant, ce qui explique la transformation des croyances et des actions chamaniques dans tout l'Arctique. Le missionnaire se substitue au chamane. L'invocation des esprits fait place à la prière. Le qaggiq peut être utilisé comme chapelle. Certes, les formes musicales traditionnelles sont maintenues : on fait toujours de la danse à tambour et du jeu haleté, mais le caractère propitiatoire de l'événement chorégraphique et musical est remplacé par l'idée de divertissement, même s'il était déjà présent et coexistait avec la dimension religieuse des genres musicaux. Dans le cas du chant de gorge, sa fonction laïque efface sa dimension chamanique. En même temps, la pénétration des musiques de la civilisation euro-américaine (au contact des baleiniers et des gens d’Église, puis par les disques, les cassettes, la vidéo, la radio, la télévision et Internet) modifie le contenu musical des chants de danse à tambour : à la dominance de l'échelle pentatonique se substitue celle du système diatonique. De nouveaux genres font leur apparition : les Inuit jouent du violon, de l'accordéon, de la guitare; ils chantent des hymnes religieux chrétiens ; des groupes se forment pour jouer de la musique rock et du hip-hop donnant naissance à l'ethnopop, et on est parfois témoin du métissage entre les formes traditionnelles et la musique de variété des Qallunaat. Progressivement, les jeux de gorge perdent leur caractère compétitif pour devenir musique de concert. D'où l'appellation de chants de gorge, qui s'est généralisée. En même temps, le répertoire de ces chants s'est standardisé et on retrouve d'une région à l'autre du Nunavik et de ses environs le chant du vilain petit chien, du vent, de la mer, des oies, clairement identifiés par un titre.
Dans la mesure où la civilisation euro-américaine a pénétré l'Arctique, la musique des Inuit ne pouvait éviter d'être transformée par la mondialisation et l'expansion vers le Nord des nouvelles technologies, ce qui n'empêche pas les artistes inuit de chercher à construire de nouvelles formes d'identité, par exemple en utilisant des textes en inuktitut dans des pièces de style musical des Qallunaat ou en injectant des aspects sonores de la musique traditionnelle dans de la musique pop qu'ils composent. Il en résulte des formes hybrides qui, à coup sûr, revitalisent la musique des Inuit, inspirées des traditions mais adaptées et transformées au contact des nouveaux styles dominants. De leur côté, les compositeurs qallunaat de musique contemporaine « sérieuse » intègrent des traits sonores de la musique traditionnelle des Inuit. En ce sens, les musiques des Autochtones contribuent à l'évolution stylistique de la musique occidentale.
(Fin de l'extrait)
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Jean-Jacques Nattiez, La musique qui vient du froid - Arts, chants et danses des Inuit.
Préface de Lisa Qiluqqi Koperqualuk, Présidente de la section canadienne du Conseil circumpolaire inuit.
PUM - Presse Universitaires de Montréal, 488 pages, illustré, format: 250 x 293 mm.
Légende de l'illustration en couverture :
Karoo Ashevak (1940-1974), Sans titre (Joeur de tambour), 1973, Talurjuaq (Nunavut).
" Nous ne croyons pas, nous craignons"
Présentation succincte de l'ouvrage par Étienne Bours 1
Le livre débute par des approches historiques, culturelles et musicales générales. On entre ensuite dans la répartition géographique des Inuit, les aires linguistiques et culturelles, la question pertinente de savoir si les Inuit font de la musique et diverses considérations sur nos approches de ces musiques et sur le chamanisme. L’auteur poursuit alors en abordant les grandes aires culturelles et leurs différentes expressions musicales. La danse à tambour et les rituels de l’Alaska (chapitre deux), la question du chamanisme et de la christianisation en Alaska (chapitre trois), la structure et à la composition des chants de danse à tambour. Il aborde ensuite le chamanisme, la christianisation et la modernité (chapitre 6&7), les « petits chants » pan-arctiques des Inuit (chantefables, berceuses, chants de jeux, chants d’animaux, chants d’échanges de conjoints) et les chants de gorge, que l'auteur intitule « les jeux et les chants haletés ». On y suit le parcours historique et géographique de ces pratiques – on y retrouve les katajjait – et on va jusqu’aux rencontres entre ces chants de gorge et les musiques « blanches », on y voit les métissages, les influences sur la musique contemporaine « sérieuse » et on rencontre quelques formidables interprètes actuels dont l’incontournable Tanya Tagaq.
Jean-Jacques Nattiez se réfère aux très nombreux travaux de spécialistes sur le chamanisme notamment Bernard Saladin d’Anglure et Frédéric Laugrand, sans jamais oublier les observations de Rasmussen, lequel écrivait dans une formule frappante prêtée à un chamane : « we do not believe, we fear ». Fort de ses lectures et de ses propres analyses l'auteur développe dans ce livre les liens entre les fameux chants de gorge et le chamanisme. Le chapitre dix, dont un extrait est présenté ci-dessus, propose une synthèse bienvenue et très claire.
Au chapitre suivant il est question de la musique inuit dans une perspective circumpolaire et historique. Parcours qui nous emmène notamment chez les Aïnou du Japon et chez les Tchouktches de Sibérie. On y trouve une analyse passionnante qui nous indique les origines très anciennes de certaines pratiques tant sur le continent asiatique que sur le continent américain étant donné les différentes étapes de migrations des peuples du Grand Nord. On comprend aussi qu’un chant de gorge n’est pas l’autre et qu’il faut éviter cette tendance que l’on a facilement de comparer des pratiques Touareg, Tuva et autres avec celles des Inuit simplement parce qu’elles requièrent un véritable travail de la gorge. Signalons que Jean-Jacques Nattiez aborde sans cesse la Sibérie, ses peuples, ses musiques, ses traditions chamaniques... en citant les travaux de divers auteurs tels que Roberte Hamayon et Henri Lecomte pour n’en citer que deux.
Enfin, le livre se termine par des notes riches, une bibliographie dense, un glossaire des mots en inuktitut, les crédits des illustrations et, last but not least, une liste des annexes en ligne. Celles-ci ne sont pas à négliger puisqu’on peut consulter, sur le site des Presses de l’Université de Montréal, une discographie, des enregistrements sonores, des exemples musicaux, des vidéos et une liste de liens.
On se doit de saluer Les Presses de l’Université de Montréal pour cette très belle publication richement illustrée de photos anciennes et plus récentes de musiciens en exercice, d’objets propres au chamanisme, de masques, d'instruments de musique, de reproductions de sculptures, de gravures, de pictogrammes et dessins, de cartes, schémas, partitions... Ni l’auteur ni l’éditeur n’ont hésité sur cet aspect essentiel puisqu’on sait qu’on a affaire à une culture dont les dessins, sculptures, gravures et divers artefacts sont liés à la vie quotidienne et à ses expressions musicales.
Mise en ligne : juin 2024
Notes
Fin des années 70, il découvre un disque dont Jean-Jacques Nattiez signait la notice et était le coordinateur et producteur avec le Groupe de Recherches en Sémiologie musicale de l’Université de Montréal : Canada. Chants et jeux des Inuit.2
Les chants de gorge (katajjait) vont le fasciner et il se rend au Nord du Québec dans les villages Inuit où se pratique cette tradition. De fil en aiguille, il organisera quelques tournées de chanteuses de gorge en Europe et s'investira dans ses recherches sur les musiques inuit.
Étienne Bours est l'auteur, entre autres, du Dictionnaire thématique des musiques du monde (Fayard, 2002), Le sens du son : Musiques traditionnelles et expression populaire (Fayard, 2007) et co-auteur d'Un monde de musiques - Introduction aux musiques traditionnelles (Colophon Records, 2007). Dans son dernier ouvrage, La musique irlandaise (Fayard, 2015) il éclaire les liens qui unissent une musique et un peuple à travers l'histoire.
2. Le disque Canada. Chants et jeux des Inuit. a depuis été réédité en CD dans la collection UNESCO, chez Auvidis.
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La bannière utilisée pour cette page (détail) rend hommage à l'ami
et collaborateur Henri Lecomte ( †) , chercheur, réalisateur de films, auteur de nombreuses publications sur les musiques traditionnelles et collecteur de musiques sibériennes.
Légende : musiciennes et musiciens koryaks dans la toundra au Kamtchatka (Fédération de Russie).
( © H.Lecomte / Colophon )
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