Les crécelles de la Semaine sainte
à Rossart (Belgique)
par Stéphane Colin
Rossart (province de Luxembourg) est un petit village situé à quelques kilomètres de Bertrix. Coupée par le petit ruisseau dit « de Rossart », l’agglomération est centrée autour de son école communale, de l’église Saint-Antoine, ainsi que d’une fausse grotte aux dimensions impressionnantes, beau témoignage de la dévotion à Notre-Dame de Lourdes, particulièrement développée en Belgique jusqu’aux années 1960. C’est là, au pied de ce monument, que nous avons rencontré des enfants qui entretiennent une très ancienne tradition : les crécelles de la Semaine sainte. C’était le Vendredi saint, 14 avril 2017, peu avant 7 heures du matin. De cette rencontre est sorti un petit film de 18 minutes, premier d’une série sur les différents aspects du folklore musical vivant en Belgique.
Depuis leur origine, les cloches, celles de l’église en particulier, furent entourées d’une aura sacrée. Les livres liturgiques anciens les assimilent aux vases liturgiques, au même titre que le calice et le ciboire. Elles sont la voix de Dieu, mais aussi celle de la communauté. Elles rassemblent les vivants, accompagnent les morts vers leur dernière demeure, appellent aux offices, carillonnent les mariages, sonnent les guerres, les incendies, les catastrophes. Cet instrument est donc une composante essentielle de la vie communautaire et un repère permanent pour les habitants. Perçue comme vivante, la cloche reçoit traditionnellement un nom au cours d’une cérémonie appelée « baptême » en langage populaire 1. Beaucoup croient fermement aux pouvoirs que la tradition leur attribue : chasser les mauvais esprits, les maladies, les tempêtes. Il est donc facile de concevoir que cette présence sonore si forte soit devenue essentielle au bien-être de la communauté 2. Souvenons-nous du drame que représentait l’enlèvement par un occupant des cloches d’une paroisse, et les efforts consentis pour les récupérer ensuite, lors de la dernière guerre notamment 3.
Pourtant, chaque année à la fin du Carême, depuis le Gloria du Jeudi saint jusqu’à celui du Samedi saint, les cloches cessent de se faire entendre. En contexte chrétien, ce silence représente le deuil de l’Eglise : le Christ, arrêté, jugé et crucifié, descend aux enfers. Il séjourne parmi les morts. Ces trois jours ne sont donc que tristesse et chagrin dans un monde où la mort semble avoir gagné la partie. Mais à Pâques vient la Résurrection. Les cloches sonnent alors à toute volée, chassant par leurs sons bénéfiques les miasmes mortels de trois journées bien sombres ! Pendant la période de silence, pour éviter que par inadvertance (ou par malice), quelqu’un fasse tinter l’airain, les cordes étaient généralement remontées à l’étage du clocher. Ainsi naquit la légende de leur départ, vers Rome ou ailleurs, selon les traditions 4.
Vu l’importance que revêtait le son de la cloche dans une communauté traditionnelle, nous pouvons saisir à quel point son silence générait le sentiment d’une absence angoissante. Pour que les offices soient tout de même annoncés, que les moments importants de la liturgie soient signalés, un autre instrument prenait le relais, plus adapté à une expression de mort : la crécelle. Instrument de bois au son repoussant, généralement laissé brut dans sa facture, elle est l’exact opposé de la cloche : sonorité grinçante, brève et martelée. Le son de la crécelle est un son « d’effroi », un son de mort. Les garçons le plus souvent, généralement les enfants de chœur, passaient dans les rues pour annoncer les offices, ponctuant leurs appels du roulement de leurs crécelles 5.
À la fin de leur service, c’est-à-dire dès le jour de Pâques, ces mêmes garçons parcouraient une dernière fois les rues – munis d’une clochette cette fois. Il récoltaient le salaire de leur service : œufs ou gros sous offerts par les habitants. En certains lieux, ce « payement » se faisait le lundi, lorsque les enfants passaient par les maisons avec un seau d’eau bénie par le prêtre le matin même, qu’ils distribuaient aux ménagères. Le butin récolté était soigneusement partagé entre tous, selon l’ âge ou la fréquence de participation au cours des trois jours saints. Tout un monde de règles enfantines ...Il existe de nombreuses variétés de crécelles, et les noms qui les désignent varient selon les régions, voire selon les villages. Carackète, cratchot, crin-nète, rèkèkèk, tarata, ratata, tartèle, ... sont quelques-uns des nombreux noms relevés en Wallonie. Rekketekketek, rakkenjak, krakere, reutelare, ... sont certains de leurs pendants flamands. Tous ou presque sont basés sur des onomatopées. À Rossart est utilisé le mot tartèle . Les enfants vont donc tartèler 6.
Les "tartèles" de Rossart
La tradition des crécelles de la Semaine sainte a pratiquement disparu dans nos régions. On peut encore les entendre à Lessines, lors de la grande procession du Vendredi saint. Mais hormis le village ardennais de Rossart, on ne connait pas d’autre lieu où cette pratique est encore actuelle, du moins en Belgique 7. La tradition y perdure grâce à Marcel Servais, ancien instituteur du village, qui continue à inciter les enfants à cette pratique. Ils se retrouvent à la grotte à 7h, 12h et 19h pour l’annonce de l’angélus. Notons toutefois qu'ils semblent de moins en moins nombreux, et que pour la plupart, ils n’ont plus de lien véritable avec la liturgie, ne sachant plus précisément pourquoi ils agissent ainsi, comme le montre l’interview réalisée dans le documentaire. Ils ne tartèlent donc plus le chemin de croix, et les crécelles n’ont plus leur place dans les offices à l’église même. Précisons que le film réalisé ne se veut pas un documentaire sur la tradition des crécelles en général, mais simplement un enregistrement de ce que les acteurs présents peuvent encore nous apporter.
Pourtant, tous les ingrédients traditionnels sont encore présents : rendez-vous en un lieu (la grotte) où le « chef » note soigneusement les présences sur une feuille de papier. Certains instruments sont très sonores (certains sont anciens). Les enfants se divisent en deux groupes, chacun prenant en charge une des moitiés du village séparées par le ruisseau de Rossart. Nous avons suivi les deux groupes, et le film montre bien que la manière de crier l’angélus n’est pas identique d’un groupe à l’autre. Le dernier jour, il y a récolte du « salaire » : bonbons, argent, œufs. Tous se retrouvent une dernière fois à la grotte de Lourdes, et le partage y est fait de manière très mathématique, selon la participation de chacun, comme l’explique Nathan, un des plus âgés.
La grotte de Rossart ( photo © Syndicat d'Initiative Bertrix - Semois )
- GILBERT HUYBENS, “Le baptême d’une cloche”, dans Carillons et tours de Belgique, coll. Musea Nostra, Crédit communal, [1994], pp.13-14, ainsi que ANDRE HAQUIN, « La consécration et l’usage liturgique des cloches », dans Cloches et Carillons, Coll. Tradition wallonne, n°11, Bruxelles, [ Service général du Patrimoine et des Arts plastiques, Direction générale de la culture et de l’informatique de la Communauté française de Belgique, secteur de l’ethnologie], 1999, pp.41-56.
- Pour se plonger dans cet univers fascinant, voir le magnifique livre d'ALAIN CORBIN, Les cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Albin Michel, 1994.
- GILBERT HUYBENS, « La saisie des cloches », dans Carillons et tours de Belgique, pp.42-44 ; JEAN-PIERRE FELIX décrit également des comportements d’opposition à l’enlèvement des cloches : « Les saisies de cloches dans le département de l’Ourthe », dans Cloches et Carillons, pp.57-58. Enfin, je signale une légende fantastique rapportée par Louis Banneux dans son recueil de contes L’Ardenne mystérieuse (1925, plusieurs fois réédité) faisant référence à l’enlèvement des cloches du village de Houyet sous la Révolution, et à l’aide apportée par les nutons pour cacher les précieux instruments au fond de la Lesse.
- Pour les traditions de « disparition » des cloches et de leurs voyages, voir ARNOLD VAN GENNEP, Le folklore français, T.I, Du berceau à la tombe. Cycles de carnaval, Carême et Pâques, paru à partir de 1924, rééd. Laffont, coll. Bouquins, 1998.
- Sur l’usage des crécelles en Wallonie, voir J.M.R., « Les crécelles de la Semaine sainte », dans Enquêtes du Musée de la Vie wallonne, T.II, 4ème année, nos 15-16, juillet-décembre 1927, pp.65-75. La symbolique des sons est abordée par ANDRE GABRIEL, « Crécelles et claque-bois : « contre-cloches » ? », dans Instruments de fortune ... Lutherie populaire , éd. Famdt, coll. Modal, 1998, pp.86-95. Un exemple enregistré par Claude Flagel dans les années 1970 est facilement accessible sur le cd Airs de fête en Wallonie, paru en 1991 chez Fonti musicali, traditions du monde.
- Sur les noms de la crécelle en Belgique, voir JEAN HAUST, « Les noms des crécelles et marteaux », dans Enquêtes du Musée de la Vie wallonne, idem, pp.76-79.
- Ndlr. L'auteur profite de cette publication pour signaler à toute personne connaissant une autre pratique du genre encore vivante, qu'il serait très intéressé de l’ajouter à sa bien courte liste.
Tous droits réservés © Stéphane Colin / Colophon - 2017. Illustrations: S. Colin, MIM Bruxelles, Syndicat d'initiative de Bertrix Semois. Vidéo: Stéphane Colin, Mathieu Thonon © MIM 2017. |
Bannière utilisée pour cette page: vue des environs de Rossart, village de la province de Luxembourg (Belgique).© Syndicat d'initiative de Bertrix Semois