"Les voix du vent"
Ethnomusicologie, terrain et rapatriement des données au Laos
par Marie-Pierre Lissoir
Les aérophones constituent la famille instrumentale la plus variée au Laos. Alors que les gongs et tambours sont légion dans toutes les régions du pays, la diversité de leurs facture, forme et technique est loin d’égaler celle des instruments à vent.
Cet article va aborder, à travers le cas très concret de terrains dans le village Iu Mien de Jongkha, les étapes, enjeux et challenges d’un projet de recherche en ethnomusicologie consacré aux instruments à vent traditionnels du Laos.
Au Laos, la majorité des flûtes, orgues à bouche et autres instruments à anche, sont traditionnellement utilisées pour les cours d’amour. De nos jours cependant, les jeunes gens courtisent plus rarement l’élu(e) de leur cœur à l’aide d’un instrument de musique. Ayant un meilleur accès à l’éducation, la jeune génération passe plus de temps à l’école, et tend de plus en plus souvent à quitter le village pour trouver du travail. Ces changements et bien d’autres, parties intégrantes de toute société vivante, ont deux conséquences principales sur la musique traditionnelle locale: une utilisation décroissante de nombreux instruments à vent et la disparition des systèmes de transmission traditionnels relatifs à la musique. De plus, la matérialité même des instruments de musique en fait des éléments particulièrement fragiles, puisqu’il est de plus en plus difficile de trouver un facteur pour fabriquer ou même réparer un instrument.
Des données de première main
A l’exception de l’orgue à bouche, considéré comme l’instrument national, peu de recherches ont été effectuées au sujet des instruments à vent des ethnies minoritaires du Laos. La rareté de la littérature scientifique et l’envie de documenter des pratiques contemporaines ont poussé l’équipe de TAEC à récolter les informations nécessaires à la réalisation de l’exposition Voices of the Wind : Traditional Instruments in Laos1 en première main, chez les différents acteurs de la vie musicale du Laos. Le nord du pays étant la région la plus ethniquement variée, c’est dans cette partie du Laos que se sont concentrés les terrains.
L’équipe de recherche de TAEC est composée de Khamchan (Ton) Souvannalith (manager des collections) et de Marie-Pierre Lissoir (chercheuse et curatrice), conseillés par Tara Gujadhur (co-fondatrice de TAEC). La première mission de l’équipe fut de présélectionner les instruments à documenter. En se basant sur la littérature consacrée aux instruments à vent de la région et les connaissances accumulées au fur et à mesure des terrains précédents, l’équipe a choisi trois à cinq instruments associés à huit groupes ethniques (deux groupes appartenant aux quatre grandes familles ethnolinguistiques2 du Laos).
Les appellations des instruments variant fortement selon la région et la communauté, des photos des objets recherchés ont été imprimées et compilées dans plusieurs petits carnets montrés aux personnes rencontrées dans les villages. Bien que flexible, cette première sélection a permis à l’équipe de débuter les terrains d’exploration sur des bases plus concrètes.
Explorer les paysages musicaux du Nord Laos
Une fois les potentiels objets de l’exposition sélectionnés, il faut savoir où les trouver.
Des terrains préliminaires sont donc organisés afin de déterminer les sites de recherche les plus pertinents, ceux où pourront être réalisées des enquêtes plus approfondies3. L’équipe de recherche part à la découverte d’une région et s’arrête dans des villages sur base de l’identité culturelle de ses habitants, des conseils reçus au fil des rencontres, ou au hasard de la route. Il s’agit de trouver des villages où des instruments à vent sont présents, toujours joués, voire fabriqués. La plupart du temps les instruments recherchés n’existent plus ou ne sont plus que des tubes de bambou mangés par les termites dans le coin d’une maison.
Dans le village de Nam Noi, les femmes de l’ethnie Lahu fabriquent et jouent régulièrement du dadoula, une flûte taillée à la machette dans un tube de bambou. L’équipe de recherche interviewe les musiciennes, filme la fabrication d’instruments, et enregistre quelques timides mélodies. La communication n’est pas toujours facile, puisque beaucoup de femmes au Laos n’ont pas été scolarisées et ne parlent donc pas la langue nationale, le lao.
L’équipe fut particulièrement bien reçue dans le village de Jongkha (province de Luang Namtha), où vivent de nombreux artisans travaillant en partenariat avec TAEC. C’est le cas de Fam Joy Sehli, brodeuse de talent et manager de l’artisanat produit dans son village. Les femmes de l’ethnie Iu Mien4 ornent leurs pantalons, coiffes et chemises traditionnelles de fines broderies et d’éléments en argent. Alors que ces costumes sont encore portés régulièrement, une part importante de l’artisanat du village est également produite pour plusieurs magasins au Laos, dont celui de TAEC.
Le terrain au village de Jongkha se déroule le jour des célébrations du Nouvel An Iu Mien. La saison sèche est privilégiée lors de la réalisation de terrain de recherche au Laos, les pluies de la mousson rendant très périlleux l’accès à de nombreux villages. Cette période, en particulier décembre-janvier, coïncide également avec la célébration de nombreux Nouvel An parmi les différents groupes ethniques du Laos. C’est également la période idéale pour documenter la musique, celle-ci étant une partie importante des festivités.
Bounsou est originaire d’une bourgade d’ethnie kmhmu. Il a rencontré Fam Joy lorsque, militaire, il gardait un check point non loin de son village. Depuis leur rencontre, il vit dans le village de Jongkha, parle le iu mien, et porte les vêtements traditionnels du groupe lors de festivals et fêtes importantes. Ce cas n’est pas rare au Laos et illustre parfaitement la complexité et la malléabilité des identités ethniques. Bounsou est la seule personne du village fabriquant et jouant de la guimbarde 5. L’instrument, appelé teun en lao et hrong en kmhmu, est fait d’une pièce de bambou taillée, à laquelle est ajoutée une lame de rasoir (de marque « Astra »). Un morceau de cire noire est posé sur la langue de l’instrument pour l’accorder.
Un second instrument retient l’attention lors de cette phase préparatoire des terrains. Il s’agit d’un instrument à pavillon et anche double6 appelé dzat, généralement utilisé pour accompagner la danse lors de mariages ou de festivals. Les Iu Mien du Laos, originaires du sud de la Chine, ont emmené avec eux ce type d’instrument peu courant au Laos au cours de leurs migrations. A Jongkha, l'instrument appartient à Yao Kouay Sèteun, seul musicien du district tout entier à savoir en jouer.
Un troisième instrument a été documenté lors de ce terrain préliminaire: la flûte hao dong nou. Les trois dernières flûtes du village ont été présentées à l'équipe par l'épouse du facteur, alors absent du village. Elle a confié aux chercheurs de TAEC qu’une « falang » (mot utilisé pour désigner les Occidentaux en général) était passée au village il y a quelques années et avait acheté les flûtes les plus anciennes.
Ce type de démarche est très discutable, et contraire à ce que pratique TAEC lors de ses terrains de recherche, qu’ils concernent l’artisanat local ou la musique. Le but de TAEC en général et de l’exposition “Voices of the Wind” en particulier, est la sauvegarde et la célébration des traditions locales. La collecte d’objets, y compris d’instruments, est donc une démarche réfléchie et responsable, qui ne peut se faire au détriment des communautés visitées. Des instruments ne sont collectés dans les villages que s’il en reste plusieurs exemplaires, et que de nouveaux peuvent être facilement fabriqués. L’équipe paye l’instrument et demande à acquérir un objet en état de marche tout en évitant de priver le village de son meilleur instrument ou d’un objet ancien. La plupart des instruments de musique collectés pour l’exposition ont ainsi été commandés et payés à des facteurs locaux.
L'équipe est retournée au village l’année suivante afin de compléter les données récoltées lors de ce terrain préliminaire. Malheureusement le musicien et fabricant de flûtes était décédé entre-temps, et la plupart de ses instruments avaient été brûlés avec lui lors des funérailles. Il ne restait alors qu’un seul exemplaire de la flûte dans tout le village, que Yao Kouay Sèteun, le joueur de dzat, gardait précieusement. Sur base de cet unique exemplaire, le musicien reproduit plusieurs flûtes et se mit à en jouer. C’est avec son aide que l’instrument a pu être documenté davantage et collecté pour la collection du musée. TAEC a également décidé de commander d’autres copies de la dernière flûte hao dong nou du village afin de soutenir la vitalité de l’instrument et de sa facture au sein de la communauté. L'équipe a profité de son second terrain pour filmer et enregistrer le musicien utilisant la technique de la respiration circulaire7avec la hao dong nou. La flûte, toujours produite au village de Jongkha, est aujourd’hui encore vendue à la boutique du musée TAEC afin d’apporter un soutien économique et culturel à la vie musicale du village.
Une exposition, plusieurs niveaux de lecture
Au cours des deux ans de recherche précédant l’ouverture de l’exposition, l’équipe de recherche de TAEC a visité 28 villages dans quatre provinces du nord du Laos, réalisant des dizaines d’interviews, plus d’une centaine d’enregistrements audio et vidéos, et collectant une quarantaine d’instruments à vent. A chaque retour de terrain, les données récoltées ont été traduites, transcrites, puis triées et stockées.
Alors qu’une grande partie des données récoltées lors des terrains de recherche a été exploitée dans l’exposition sous forme de panneaux, objets exposés, photographies et vidéos, une autre partie des informations fut peu exploitée. L’espace d’un musée n’est en effet pas infini, et de nombreux facteurs doivent être pris en compte afin de trouver le parfait équilibre entre un contenu de qualité abordant des sujets variés, et des informations digestes accessibles au plus grand nombre. C’est dans cette optique que plusieurs niveaux de lecture ont été imaginés, afin de satisfaire aussi bien le visiteur néophyte que les musiciens ou musicologues de passage. « Voices of the Wind » expose une trentaine d’instruments à vent du Laos, propose une centaine de vidéos filmées sur le terrain sur des tablettes, ainsi que deux espaces immersifs recréant l’atelier d’un facteur d’instruments de la communauté hmong et le dispositif d’une cérémonie de guérison de l’ethnie tai dam.
Dans une optique de partage au plus grand nombre, l’ensemble des interviews, enregistrements audio, vidéos et photos, réalisés lors des deux années de recherche ont également été rendus accessibles gratuitement dans la bibliothèque de TAEC. La grande majorité des visiteurs du musée, situé dans la ville de Luang Prabang, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1995, se compose de touristes. L’accès gratuit pour les Laotiens n’est pas suffisant pour attirer un large public local, dans un pays où le concept de musée est encore inconnu de nombreuses personnes. Beaucoup d’écoles locales et étudiants d’universités ou hautes écoles utilisent les ressources de la bibliothèque et apprécient la visite de TAEC. Mais à l’exception des artisans et quelques musiciens personnellement invités, les populations rurales, principaux informateurs du projet « Voices of the Wind », restent absentes des couloirs de l’exposition.
Rapatriation des données:
une exposition itinérante au village de Jongkha
L’implication des populations locales, en particulier celles ayant participé directement à un projet d’exposition, est un élément fondateur du Traditional Arts and Ethnology Centre (TAEC). C’est dans cette optique que l’équipe de recherche décide de pousser les murs du musée avec un projet de rapatriement des données dans les villages enquêtés. Le projet de dissémination des données se compose de deux éléments : une exposition itinérante, montée dans les principaux sites de recherche et la distribution de médias (livret, DVDs, cartes SD et photos) issus de la recherche.
Le village de Jongkha fait partie des huit villages ayant accueilli un de ces projets de rapatriement des données8.
L'exposition itinérante y a été installée dans un lieu accessible et ouvert sur le village : la maison collective utilisée pour les réunions et les festivités de la communauté. L'exposition comprend quatre panneaux écrits dans la langue nationale (le lao), illustrés de photos et abordant les sujets suivants : les musiciens, le chant, les instruments à vent. Le quatrième panneau insiste sur la valeur des traditions locales et encourage la jeune génération à poser des questions sur la musique traditionnelle de leur village. Sur deux tables sont présentés ce qui fera le succès de l'événement: une dizaine d’instruments à vent collectés au cours de terrains et accessibles à qui veut les essayer. Ils sont accompagnés d’une étiquette en lao indiquant leur dénomination générale, leur nom vernaculaire et le groupe ethnique dont ils sont issus. Les habitants sont invités à ajouter à ces instruments ceux qu’ils ont chez eux et aimeraient partager avec le reste du village. S’ajoutent ainsi aux instruments exposés, une paire de cymbales, une cloche, un tambour, un gong rituel ainsi que le dzat à anche double du village.
Des vidéos de performances musicales filmées dans les différents villages visités sont également montrées sur deux ordinateurs. Des DVDs reprenant ces vidéos ainsi que celles filmées dans le village et des cartes SD (lues à l’aide des téléphones portables ou de petites radios) sont également donnés aux acteurs clefs du village (chef, professeurs, responsable de l’Union des jeunes ou de l’Union des femmes, musiciens, facteurs d’instruments). Des livrets constitués de 69 pages en couleur avec photos et courtes légendes et reprenant les thèmes abordés par les panneaux sont aussi distribués. L’événement se clôture par des performances musicales.
Repousser les murs du musée
La dissémination des données dans les villages enquêtés est réalisée dans deux buts principaux : rapatrier et reconnecter. L’objectif le plus évident de cette dernière phase du projet de recherche est en effet celui de rendre aux communautés locales les données collectées avec leur aide au sujet de leurs propres traditions musicales. Après plusieurs visites dans les villages enquêtés, des heures d’interviews et des dizaines d’enregistrements audio et vidéos, il était important pour l’équipe de recherche de TAEC que les différents acteurs rencontrés comprennent pourquoi deux étrangers au village ont passé tant de temps chez eux, posé tant de questions, mesuré et photographié tous ces instruments. Bien sûr le projet était expliqué au début de chaque interview, mais le concept même de musée et d’exposition est inconnu de la grande majorité des personnes interviewées. Puisqu’il était impossible de faire venir l’ensemble des villageois au musée, c’est le musée qui est venu aux villageois.
Alors que l’exposition montrée à TAEC propose des interprétations parfois complexes des pratiques musicales locales (rapports entre les tons de la langue et la mélodie, techniques de jeu, types d’anches, etc.), c’est dans une version adaptée, mais non moins riche, que l’exposition s’est invitée dans les huit villages sélectionnés. Beaucoup d’habitants n’étant pas lettrés, les images ont été privilégiées : portraits de musiciens locaux, vidéos de la fabrication d’instruments, photos d’instruments joués lors de festivals ou de cérémonies. Les images sont accompagnées de légendes, mais peuvent également être comprises sans la lecture. En plus des DVDs remis à plusieurs acteurs clefs de chaque communauté, des vidéos filmées au cours de différents terrains ont été projetées au cours de l’exposition itinérante. Un projecteur fut emporté lors de plusieurs terrains, mais ne put l’être dans le village de Jongkha, les routes y menant étant trop accidentées pour le transport de ce matériel fragile. Bien conscient de l’importance des images et de les rendre accessibles au plus grand nombre, TAEC acquit un projecteur portable et l’utilisa pour les derniers terrains de dissémination.
L’accent a également été mis sur les instruments eux-mêmes avec l’exposition d’une dizaine d’objets collectés au cours des différents terrains de recherche. Contrairement à ceux exposés dans le musée, ces instruments peuvent être manipulés et joués afin d’éveiller l’intérêt et la curiosité des enfants comme des adultes.
Enfin les livrets remis à différentes personnes du village sont, tout comme les panneaux, illustrés de nombreuses photos en couleur célébrant les acteurs et pratiques musicales de chaque village visité. Ce sont les instruments, mais aussi – et à la grande surprise de l’équipe de recherche – ces livrets qui ont particulièrement plu aux enfants.
Partager, célébrer et reconnecter
L’intérêt d’une exposition réside dans son interprétation du sujet traité : les informations que l’équipe de recherche récolte, digère et restitue aux visiteurs sous une forme condensée et accessible. Mais la présentation d’objets dans le contexte sacralisé du musée (ils ne peuvent pas être touchés et sont exposés sur un piédestal, à l’intérieur d’une vitrine de verre ou sous forme de photographie sur un panneau), permet aussi aux visiteurs de prendre du recul sur ceux-ci, en particulier lorsqu’ils appartiennent à leur propre tradition culturelle. La présentation du dzat du village de Jongkha, suspendu au centre d’un support mural noir parmi une série d’autres instruments à anche, donne à l’objet une tout autre dimension. L’instrument transcende l’image d'un obet étrange aperçu plusieurs fois dans un coin de la maison du grand-père. Bien que sortis de son contexte traditionnel d’utilisation (les nombreuses vidéos de l’exposition y remédient cependant), l’instrument et les communautés auxquelles il est associé sont valorisés et célébrés au sein de l’exposition. La muséographie propose au visiteur une autre approche de l’instrument en mettant en lumière ses spécificités techniques, la complexité de sa facture ou encore la particularité de son anche.
C’est davantage ce second aspect d’une visite au musée, celle offrant une image différente des objets exposés, que l’équipe de TAEC a voulu partager avec les différents acteurs rencontrés au cours de terrains de recherche. Puisqu’il n’était pas possible de faire venir les habitants de tous les villages enquêtés à TAEC, l’équipe de recherche a décidé de pousser les murs de l’institution, de les démonter, et de les remonter en fonction des intérêts et particularités des communautés locales.
Les photos des panneaux et des livrets mettent à l’honneur les musiciens de chaque village, ainsi que les contextes traditionnels d’utilisation des instruments. Les objets exposés peuvent dans ce cas être touchés afin d’attiser davantage la curiosité des villageois et leur permettre de découvrir les instruments issus de plusieurs communautés du Laos. Cet accès direct aux instruments apportés par TAEC, mais aussi à ceux ajoutés par les musiciens locaux, participe également à reconnecter la jeune génération avec les musiques traditionnelles et leurs acteurs principaux.
Traditionnellement, la transmission des savoirs musicaux se fait de manière orale et informelle. Les jeunes gens approchent d’eux-mêmes les musiciens et les observent, puis les imitent. Comme expliqué dans l’introduction, ces liens de transmission sont aujourd’hui brisés par les changements économiques et sociaux. Passant moins de temps avec les anciens du village, la jeune génération se déconnecte petit à petit des savoirs traditionnels qui ne sont plus indispensables à la vie quotidienne. Si les jeunes ne vont pas vers eux, les anciens ne font souvent pas non plus la démarche de leur enseigner un instrument. Lorsque l’on demande à des musiciens s’ils transmettent leurs savoirs aux plus jeunes, la réponse est presque toujours : « Les jeunes ne me demandent pas pour apprendre, du coup je n’enseigne à personne ». Les systèmes informels de transmission traditionnels ne se sont pas encore adaptés aux changements sociaux et économiques rapides qui se déroulent dans les villages. Les expositions itinérantes organisées par TAEC ont permis de réunir les générations et ont mis en lumière l’intérêt de nombreux enfants pour la musique traditionnelle, si on leur en donnait l’occasion et les moyens. Beaucoup de musiciens locaux ont en effet été heureusement surpris de voir l’intérêt des jeunes enfants pour les instruments mis à leur disposition. Alors que les enfants se tournaient généralement vers l’équipe de TAEC pour apprendre la technique de jeu des instruments exposés, l'équipe redirigeait les enfants vers les musiciens du village lorsqu’ils avaient des questions sur les instruments locaux. Beaucoup d'enfants ne savaient pas que ces habitants de leur village étaient musiciens, parfois également facteurs d’instruments. Une fois le lien recréé, on pouvait voir la fierté des musiciens, heureux de partager leurs savoirs avec le reste du village et en particulier avec les plus jeunes. Les petits concerts informels organisés à la fin de chaque événement participèrent également à restaurer les liens entre les musiciens et le reste du village et célébrer ces acteurs importants de la vie culturelle locale. Enfin, voyant l’intérêt des enfants pour les instruments locaux, et forte de ses expériences dans les villages précédents, l’équipe de TAEC ajouta une étape, une conclusion dans son activité de dissémination des données. Ainsi, dans les deux derniers villages, l'équipe a décidé de commander aux facteurs locaux la fabrication de nouveaux instruments et leur a demandé de les livrer eux-mêmes à l’école du village.
Alors que les terrains de rapatriement des données furent globalement un succès aux yeux de l’équipe de TAEC, il est impossible à ce stade de mesurer l’impact à long terme de ce projet sur les communautés locales impliquées. Certains instruments traditionnels vont-ils connaitre un regain d’intérêt ? Des enfants et jeunes gens vont-ils décider d’apprendre un de ces instruments, que ce soit avec l’aide d’un musicien du village et/ou par le biais des nouveaux médias ? Tout cela est possible, mais ne pourra être vérifié que dans plusieurs années au terme d’un nouveau terrain de recherche.
Une société qui ne change pas est une société morte
Les changements sont constants au sein de tous les systèmes sociaux. Les pratiques culturelles se modifient, deviennent obsolètes, disparaissent. D’autres, répondant davantage aux besoins contemporains d’une communauté, apparaissent. Dans certains villages de l’ethnie Tai Dam par exemple, les joutes d’amour chantées sont devenues très rares alors qu’elles étaient le type de chant le plus pratiqué il y a quelques dizaines d’années seulement. D’autres types de chants ont quant à eux émergé, tels que les chants politisés, influencés par les changements politiques et sociaux survenus dans la région. TAEC et son équipe ont bien conscience de ces mouvements et célèbrent les traditions des communautés du Laos mais aussi leurs mutations dans ses expositions et ses projets de recherche.
Certains changements sont cependant rapides, ne laissant pas le temps aux systèmes traditionnels d’apprentissage de s’adapter aux nouveaux outils et besoins des sociétés. A travers son projet de recherche sur la musique et l’exposition « Voices of the Wind », la curatrice Marie-Pierre Lissoir propose un état des lieux de la musique traditionnelle telle qu’on la retrouve aujourd’hui dans de nombreuses régions du Laos. Une musique emprunte de traditions, mais en constantes mutations.
Le projet de rapatriement des données a pour but de restituer les informations collectées afin de mettre en lumière la valeur des traditions musicales locales et leurs acteurs et laisser une trace matérielle de ces pratiques informelles et généralement déclinantes. Les projets de recherche abordés dans cet article ne sont pas réalisés dans le but de contrer ces changements mais proposent plutôt des outils afin de les embrasser tout en gardant, pour ceux qui le désirent, un lien avec les musiques traditionnelles de leur communauté. Il ne s’agit pas ici de figer une pratique musicale et de la présenter comme la version « vraie » ou « authentique » de la musique d’un groupe. Les enregistrements, interviews, photos et vidéos rendent compte de l’état de la musique d’une communauté telle qu’elle se présente à un temps T. Lors des terrains de dissémination, l’équipe de TAEC propose une reconnexion entre musiciens et jeunes générations, montrant aux uns et aux autres la richesse musicale de leur communauté et l’intérêt que de nombreux enfants y portent. Mais, in fine, c’est à la communauté et à chacun de ses membres qu’il appartient de faire ou non revivre ces connexions et les pratiques musicales qui y sont liées.
Le projet de rapatriement des données propose également des modes alternatifs de transmission des savoirs musicaux, notamment à travers l’utilisation des nouveaux médias. Beaucoup de jeunes ayant quitté leur village pour étudier ou travailler en ville restent en contact avec les mélodies traditionnelles de leur communauté ou de leur région à travers des enregistrements de musique traditionnelle sur DVD, VCD, cartes SD, disponibles sur internet, partagés entre téléphones par Bluetooth, etc. Ces nouveaux médias pourraient être davantage intégrés aux nouveaux mécanismes de transmission des savoirs musicaux, en permettant aux jeunes générations de rester en contact avec leurs traditions musicales même lorsqu’ils quittent le village.
Mais, une fois les données et les idées partagées, ce sera aux membres de chaque communauté visitée, et en particulier aux musiciens et à la jeune génération, d’utiliser ou non ces outils. Par ses projets autour de la musique, l’équipe de TAEC a planté des graines, réveillant l’intérêt pour les instruments traditionnels au sein de plusieurs communautés. Mais il appartient aux membres de ces communautés, en fonction des besoins et intérêts de chacun, d’écouter les voix du vent et d’en faire germer ou non les graines.
Notes
1. Ce projet de recherche en ethnomusicologie a pu être réalisé grâce au support financier de l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique au Laos, avec le US Ambassador Fund for Cultural Preservation.
2. Les 6.8 millions d’habitants du Laos se répartissent en 50 groupes ethniques officiels (c’est-à-dire répertoriés par le gouvernement). La majorité ethnique, les Tai-Lao, forme près de la moitié de la population. Le terme “minorités ethniques” décrit donc les 49 autres groupes du pays, moins nombreux et donc qualifiés de “minoritaires”. Ces 50 groupes ethniques peuvent être répartis en quatre grandes familles ethnolinguistiques en fonction de leurs langues et traditions: Tai-Kadai, Hmong-Yao, Sinotibétains et Austroasiatiques.
3. Les terrains de recherche ont pour but l’observation et l’analyse des instruments et de leur utilisation (idéalement dans le contexte traditionnel de jeu), l’enregistrement audio et vidéo de performances et de fabrication d’instruments, l’interview d’acteurs clefs du village (musiciens, facteurs, auditeurs, ritualistes), et enfin l’éventuelle collecte d’instruments si celle-ci ne se fait pas au détriment de la communauté.
4. Les populations iu mien (ou yao mien) sont associées à la famille ethnolinguistique des Hmong-Yao. Au Laos on les retrouve essentiellement dans le nord du pays, dans des provinces proches de la frontière avec la Chine d’où sont descendues ces populations dès les 15e -16e siècles.
5. La guimbarde, de petite taille et produisant un son discret, était souvent jouée pour les cours d’amour par de nombreuses populations au Laos. Aujourd’hui elle est moins utilisée et sert plus souvent à briser la solitude d’une journée dans les champs, plutôt qu’à déclarer sa flamme à une jeune femme. L’instrument est classifié en tant qu’idiophone dans la plupart des systèmes de nomenclature, mais fut documenté dans le cadre de cette recherche pour ses nombreux points communs (notamment au niveau de son utilisation) avec les aérophones.
6. L’anche double du dzat est traditionnellement fabriquée à partir du cocon d’un insecte. Cependant le cocon ne se trouve pas toute l’année et il n’est pas toujours facile d’en trouver avec une taille correspondant parfaitement à la perce de l’instrument. A Jongkha, l’anche est donc aujourd’hui faite d’une paille de plastique découpée, plus solide et dont la taille correspond parfaitement à l’instrument.
7. Munis d’anches libres et d’une chambre à vent, les orgues à bouche permettent au musicien de facilement produire une mélodie continue (un son est produit lors de chaque inspiration et expiration), particulièrement appréciée des chanteurs et chanteuses qu’il accompagne souvent. Cette spécificité de l’orgue à bouche contribue à créer dans la région une esthétique du son continu, un goût pour les phrases musicales bien remplies où le silence occupe peu de place. Afin de proposer une mélodie ininterrompue avec des instruments qui techniquement ne le permettent pas, de nombreux musiciens utilisent la technique de la respiration circulaire ou continue, consistant à inspirer par le nez tout en expirant par la bouche.
8. Les villages ont été sélectionnés en fonction de leur degré d’implication dans le projet de l’exposition, leur accessibilité au moment des terrains de dissémination et la pertinence de la mise en place d’un tel projet au sein de la communauté. L’exposition itinérante a été montée dans huit villages pendant une demi journée. Les médias ont quant à eux été distribués dans 9 villages supplémentaires.
En savoir plus ...
... la thèse de l'auteure :
Lissoir, Marie-Pierre : Le khap tai dam, catégorisation et modèles musicaux. Etude ethnomusicologique chez les Tai des hauts plateaux du Laos. Thèse de doctorat en Sciences Politiques et Sociales et en Sciences du Langage (2016) - Université Libre de Bruxelles, en cotutelle avec l'Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Directeurs de thèse: Didier Demolin et Pierre Petit.
La plupart des articles rédigés par l'auteure ainsi que les différents sujets traités par sa recherche sont disponibles sur son profil "Académia".
https://ulb.academia.edu/MariePierreLissoir
Archives de la musique traditionnelle du Laos
http://www.seasite.niu.edu/lao/culture/traditional_music/music_collection.htm
Lao culture media, produisant d’intéressantes vidéos sur différentes traditions culturelles du Laos.
http://www.cultural-media-library.com/
Toutes les vidéos proposées dans l’exposition « Voices of the Wind » sont également en acccès libre sur le site internet de TAEC :
https://www.taeclaos.org/music-resources/
Tous droits réservés © Marie-Pierre Lissoir & TAEC - Traditional Arts and Ethnology Centre / Colophon - 2019. |
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Lors de la présentation de l'exposition itinérante, ici dans le village de Bomxieng, les enfants se sont rapidement intéressés aux instruments exposés, surtout une fois que les membres de l’équipe de TAEC en aient fait la démonstration. Un petit groupe d’enfants s’empare des instruments et ne va pas les quitter pendant tout l’événement. Ils découvrent avec beaucoup d’intérêt les différentes façons de créer du son: anche simple, anche libre ou biseau.
(cliquez sur l'image pour l'agrandir)