DOK CHAMPA (le livret)
Mélodies du passé
Les populations lao, pour la plupart, ont une origine chinoise. Au cours des siècles, elles ont subi toutes sortes d’influences enrichissantes provenant au nord-ouest du sous continent-indien, via la Birmanie (l’actuel Myanmar), à l’ouest du royaume du Siam (la Thaïlande) et au sud de l’Empire khmer (le Cambodge). On décèle aujourd’hui encore ces influences dans le bouddhisme theravada pratiqué partout dans le pays, ainsi que dans différentes expressions artistiques régionales, comme la musique.
L’existence du Laos, en tant qu’entité politique souveraine, remonte au milieu du XIVe siècle, à l’époque de la fondation du royaume du Lan Xang. Jusqu’à l’arrivée des Français, son histoire est marquée par une succession de conflits et d’invasions visant son intégrité territoriale, menées principalement par le royaume voisin du Siam. Au XIXe siècle, le Laos sera au cœur des luttes d’influence entre les puissances coloniales française et britannique, chacune essayant d’étendre ses possessions. Par sa politique de la canonnière, la France assure sa présence sur les deux rives du Mékong et impose au Royaume du Siam ses propres frontières, regroupant ainsi ses possessions vietnamiennes, cambodgiennes et laotiennes au sein de l’Indochine française. Durant la Seconde Guerre mondiale et l’occupation japonaise se développe au Laos un important courant indépendantiste qui, dès la capitulation du Japon, se retourne contre l’ancienne puissance coloniale. La France, tout en essayant de conserver une certaine emprise sur les provinces du Nord, est contrainte d’octroyer l’indépendance au Laos dès juillet 1949, donnant ainsi le jour à la République démocratique populaire lao. Le Pathet lao (littéralement « pays lao »), fondé peu après l’indépendance, reprend rapidement, avec le soutien du Viêt-minh, le contrôle des provinces du Nord, tandis que la France s’enfonce de plus en plus dans le bourbier indochinois jusqu’à sa cuisante défaite de Diên Biên Phu (mai 1954) qui sonnera le glas de l’Indochine française.
Les premiers accords de Genève (juillet 1954) reconnaissent la souveraineté du Viêt-nam du Nord au-dessus du 17e parallèle ainsi que l’indépendance et la neutralité du Laos… Mais les Etats-Unis, jusque-là plutôt discrets, n’ont pas l’intention de laisser les communistes se répandre dans le Sud-Est asiatique ; aussi intensifient-ils leur présence et leur aide militaire au Laos et dans la région. Après plusieurs tentatives de gouvernement d’union nationale et plusieurs coups d’Etat menés par la droite, soutenue par Washington, la situation se radicalise et finalement la guerre civile éclate au Laos (1958), opposant communistes, centristes et royalistes. Les royalistes, soutenus massivement en matériel et en conseillers par les Etats-Unis et la CIA, s’emploient à éradiquer le Pathet lao, lui-même soutenu par le Viêt-minh. L’escalade interventionniste des Etats-Unis deviendra bientôt une véritable « guerre secrète » (1964-1973) menée contre le Pathet lao, parallèlement à celle menée au grand jour contre le Viêt-minh au Viêt-nam. L’enjeu stratégique est des plus importants : le contrôle de la fameuse piste Hô Chi Minh qui longe, en territoire laotien et cambodgien, sur son entièreté, la frontière sud-vietnamienne et sert de voie de pénétration au Viêt-nam du Sud pour les combattants et les renforts nord-vietnamiens. Au cours de cette « guerre sans nom », menée dans l’ombre de l’autre, les Américains largueront plus de deux millions de tonnes de bombes (entre 300 et 500 kg d’explosifs par Laotien, selon les sources) sur un pays notoirement neutre… Toutes proportions gardées, elles feront heureusement peu de victimes (estimation : 25.000 Laotiens pour plus de 2.000.000 de Vietnamiens) et n’empêcheront pas les avancées du Pathet lao. En 1975, la débâcle américaine au Viêt-nam et la chute de Saïgon (et de Phnom Penh) précipitent, au Laos, celle de Vientiane et la victoire du Pathet lao. Précisons que celui-ci doit son énorme soutien populaire et sa légitimité non à des promesses de réformes agraires ou sociales comme pourrait le supposer l’idéologie dont se réclame le mouvement, mais bien à ses thèses nationalistes et identitaires lao, … thèses nourries et stimulées par l’impérialisme américain et la sauvagerie de ses bombardements. Rien qu’au Laos, chaque année – c’est-à-dire plus de 30 ans après les événements – des milliers de bombes non explosées font encore plusieurs centaines de victimes, essentiellement des enfants d’agriculteurs.
Depuis la fin du conflit, le Laos a harmonisé ses relations avec la Thaïlande et même avec les Etats-Unis. Il entretient toujours des liens privilégiés avec le Viêt-nam et, certes plus timidement que ce dernier, il a entrepris son ouverture à l’économie de marché – le Laos a rejoint l’ASEAN en 1997– et à une certaine occidentalisation. Etant le pays le plus pauvre de la région, enclavé de surcroît, il est également conscient de sa vulnérabilité économique, raison pour laquelle il reste prudent dans ses réformes et veille à sa cohésion nationale. Cette difficile construction identitaire n’a cependant jamais cessé de s’enrichir des diverses influences dont s’est nourri le pays au cours de son histoire.
Musiques vivantes du passé
Le nord et l’est du Laos sont très montagneux et d’un accès difficile. A l’extrême sud, dans sa partie plus étroite, le plateau de Bolovens domine un élargissement du fleuve Mékong qui s’étire le long de la Thaïlande jusqu’au Cambodge. Là se situe la province de Champasak dont le chef-lieu est Pakse. La province doit son nom à l’ancien royaume de Champasak. Les vestiges khmers du Wat Phou (Ve & VIe siècles), à quelques kilomètres de l’ancienne capitale royale, une tranquille bourgade agricole également appelée Champasak, témoignent d’un passé prestigieux et de la proximité et de l’importance de la culture khmère dans cette partie du Laos.
Dans cette région reculée se perpétue en effet la tradition des orchestres phinphat comparables aux pinpeat du Cambodge, ces derniers étant plus connus précisément grâce au rayonnement de la culture classique khmère. Les ensembles phinphat du sud du Laos sont constitués des mêmes instruments que ceux de leurs voisins cambodgiens, seule la dénomination des instruments diffère par la langue. Les mêmes instruments sont également utilisés dans les ensembles thaï pi-phat. Sur les bas-reliefs des temples d’Angkor – postérieurs de deux cents ans au Wat Phou – on trouve les représentations d’instruments de musique très semblables à ceux qui constituent un pinpeat aujourd’hui. A la différence des pinpeat khmers du Cambodge qui ont perpétué sans discontinuité – hormis durant le sinistre intermède du régime des Khmers rouges (1975 – 1979) – une tradition réservée aux cours royales et au théâtre classique, les phinphat du Laos sont devenus plus populaires par les orientations politiques même du Laos et, aujourd’hui, dans les campagnes du Sud, les phinphat accompagnent la plupart des fêtes profanes et religieuses ainsi que les manifestations officielles.
C’est au village de Champasak que subsiste le plus vieux phinphat de la province, l’ensemble Vongdonti Lao Dheum, ou « Laos ancien ». Les musiciens de Champasak eux-mêmes le datent de plus de deux siècles et, malgré quarante années de guerres et de périodes troublées, ils ont perpétré sans discontinuité la tradition du phinphat. La grande mixité des âges des interprètes – de 25 à 80 ans – assure également la pérennité du genre. La relève semble en effet assurée puisque les jeunes musiciens s’appliquent à répéter avec les anciens plusieurs fois par semaine, quand les activités agricoles – ils sont tous agriculteurs – le leur permettent. Ainsi, de génération en génération, le répertoire se transmet fidèlement. La pratique musicale s’apprend en autodidacte ; quant aux instruments, ils proviennent de la Thaïlande toute proche – de l’autre côté du fleuve – ou de Vientiane, car il n’y a plus de luthiers dans la région.
Cet orchestre de phinphat complet se compose de deux xylophones lana ek et lanat toun, et un métallophone lanat deik (roneat) – entre parenthèses le lecteur trouvera indiqué l’équivalent des noms des instruments dans le pinpeat khmer –, un jeux de gongs circulaires khongvong (khongvong, un pinpeat en comprend deux), un hautbois pi (srolay), une flûte à bec khoui (absente du pinpeat), le double tambour oblique kong et le tambour horizontal taphon qui donne le tempo (respectivement skor thom et sampho) et les petites cymbales sing (chhing).
L’ensemble Vongdonti Lao Dheum est sollicité tantôt pour accompagner les boun (fêtes lao), les mariages, etc., tantôt les cérémonies religieuses ou officielles. Les cérémonies dédiées aux morts, qui ont lieu tous les quinze jours selon les phases lunaires, servent par contre au groupe pour répéter. Les prestations, à l’exception de celles données pour le gouvernement, sont rémunérées selon la fortune des demandeurs, mais ne suffisent pas pour en vivre. Une prestation complète pour un boun dure généralement une dizaine d’heures, divisées en trois temps. L’ensemble Vongdonti Lao Dheum jouit d’une certaine reconnaissance régionale et est appelé à se déplacer dans toute la province, parfois au-delà, plus exceptionnellement jusqu’en Thaïlande. La faiblesse économique du Laos et la pauvreté de sa population limitent certainement le rayonnement des musiques traditionnelles mais, a contrario, elles les protègent aussi d’une acculturation galopante et d’une mise en concurrence souvent fatale avec la musique moderne occidentale.
Ces enregistrements ont été effectués dans le paisible site du Vat Pa, le « temple de la forêt », aux abords de Champasak. A l’origine c’était un lieu de crémation, d’où la présence involontaire de quelques « mauvais esprits » qui n’ont toutefois pas perturbé les enregistrements.
La fleur Dok Champa symbolise le Laos (en couverture).
le CD: les titres
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