NEGRO SOY  (le livret)
Chants de joie et de souffrance de la communauté noire



La communauté noire du Pérou se concentre principalement le long de la côte du Pacifique. Elle est présente à Lima, la capitale, et au sud de celle-ci dans la région d’Ica, surtout dans les villes côtières de Canette et de Chincha.

On estime à plus de 300.000 le nombre de personnes afro-péruviennes, Noirs et métis confondus, soit moins d’un pourcent de la population du Pérou. Toutefois, ce chiffre est une approximation, les recensements de 2005 et 2006 ayant fait l’objet de manipulations politiques sous la présidence d’Alan Garcia. Mais l’absence de données précises et d’indicateurs ne dissimule pas la réalité : la communauté afro-péruvienne, pour la grande majorité de ses membres, vit dans une extrême pauvreté et, jusqu’ici, aucune politique spécifique n’a été mise en œuvre pour y remédier. La communauté elle-même, de par ses origines et le fait de son petit nombre, se considère socialement et économiquement plus démunie et délaissée que les Indiens de la sierra, pourtant déjà fortement marginalisés. Chacune de ces communautés – l’une plus citadine, l’autre essentiellement rurale –, doit cependant affronter les mêmes problématiques de pauvreté, de racisme et d’exclusion sociale héritées d’un passé colonial commun auxquelles l’actuel modèle ultra-libéral n’apporte guère de solutions, que du contraire.

El Carmen, l’âme, la mémoire
Le district d’El Carmen, dans la province de Chincha, est considéré comme le centre historique et culturel de la communauté afro-péruvienne. C’est dans les petites agglomérations d’El Carmen, San José et Guyabo que la concentration de la population noire non métissée est aujourd’hui la plus forte. L’abolition de l’esclavage, au Pérou, remonte aux campagnes militaires de l’Argentin San Martin (1778-1850), indépendantiste, humaniste et libéral qui, le premier, affranchira les noirs ayant combattus à ses côtés ainsi que les nouveaux-nés. C’est d’ailleurs dans la région d’Ica, à Pisco, non loin d’El Carmen, que le Libertador débarqua avec ses troupes en septembre 1820 pour marcher sur Lima et libérer le Pérou du joug espagnol. Mais c’est à Ramon Castilla (1797-1867), qui fut plusieurs fois président du Pérou, que, quelques trente ans plus tard, les esclaves noirs doivent constitutionnellement leur liberté : encore fallait-il qu’ils puissent la racheter ! Quelques traces de leur histoire douloureuse sont encore visibles à El Carmen, à l’hacienda San José, une des dernières haciendas de la côte pacifique du Pérou, aujourd’hui reconvertie en hôtel.

Les premiers esclaves travaillaient dans les champs de coton et les vignobles des grands latifundia. Ils ont métissé leurs rythmes et leurs chants avec des apports provenant de musiques tant indiennes que espagnoles, toutefois, l’empreinte « africaine » a subsisté et leurs descendants perpétuent aujourd’hui encore cette identité, principalement au travers la musique, comme en témoignent ces festejo et lando toujours très populaires. Subsistent également un dialecte propre à la communauté afro-péruvienne, – le replana – et des joutes oratoires, les cumanana.



Diverses influences et métissages marquent également ce patrimoine relativement méconnu, et c’est probablement d’une rencontre entre la musique des premiers esclaves africains, appellée le
lundu, et celles des Indiens qu’est né le lundero, qui donnera plus tard le lando. De même, la marinera, qui deviendra la danse emblématique à partir du début du XXe siècle des patrons fermiers blancs et des classes sociales élevées, puise directement ses origines dans la populaire zamacueca, inspirée du lundu des Noirs péruviens et de la jota espagnole. A son tour, cette marinera bourgeoise deviendra dans les palemques (« baraquements ») des Noirs, accompagné d’un ou de plusieurs cajón et d’un jeu de guitares caractéristique, le tondero negro ou, à Lima, la marinera limenia, deux expressions typiquement afro-péruviennes.

Quant au genre festejo (de l’espagnol fiesta, fête), bien représenté sur ces enregistrements, et la torride danse du même nom qui l’accompagne, ils sont emblématiques de la communauté afro-péruvienne et liés à la culture côtière de la canne à sucre. La légende veut d’ailleurs que ce soit  une personne qui ayant abusé de l’alcool de canne, ait créé un jour d’ivresse le festejo. Mais une autre légende, plus réaliste et probablement complémentaire, attribue plutôt son origine à la gestuelle amoureuse des amants et à la symbolique du désir. Les connotations sexuelles et la simulation des jeux de séduction entre deux partenaires sont en effet sans équivoque dans le festejo puisque l’essentiel de cette danse très rythmée consiste pour l’homme, à l’aide d’une torchette, à mettre le feu à un chiffon noué sur les fesses de sa partenaire, laquelle, très court vêtue, esquive l’incendie tant que faire se peut, tout en excitant par de fougueux mouvements du bassin (vacuneo) le désir de son partenaire… Il existe plusieurs variantes du festejo, mais tous, chantés ou dansés, ont pour objet de séduire.        

Le cajón
Privés de leurs percussions traditionnelles, dans un dénuement total, les esclaves ont remplacé celles –ci par des caisses et des cageots destinées à la cueillette ou à la pêche, et créé ainsi le principe du « cajón ». Le cajón péruvien possède une résonance naturelle due à sa fabrication exclusivement en bois qui rend un son particulier, entre la batterie et le bongo. Certains cajones de facture occidentale contiennent quant à eux des éléments métalliques pour accentuer le timbre. Au dos de ce parallélépipède d’une cinquantaine de centimètres de haut et d’une trentaine de centimètres de côtés et de profondeur, un orifice circulaire d’une dizaine de centimètres permet au son de sortir.  Le cajón se joue entre les jambes, en étant assis dessus. Les sons produits diffèrent selon la partie de la face avant de l’instrument qui est frappée avec les mains, les aigus provenant du haut, les basses du centre et du bas. Après s’être répandu en Amérique du sud et centrale, le cajón fut introduit en Europe, dans le flamenco entre autre, à partir des années septante.

Le groupe Yoruba Agüe est constitué de musiciens professionnels issus en majorité des communautés noires et métisses mais aussi indiennes, à l’image du brassage culturel particulier à cette partie de la côte péruvienne. Parallèlement à ses combats identitaires pour une reconnaissance de la culture afro-péruvienne, Patty Chumbianca mène également, avec un certain succès populaire au niveau local, une carrière de chanteuse de variété. Comme souvent dans les communautés économiquement sinistrées, les musiciens, pour survivre, répondent aux demandes d’un public subjugué par une certaine « modernité » des programmes radiophoniques et télévisés, souvent bas de gamme, dont ils sont gavés. Dans ce contexte, face aux inégalités sociales et raciales criantes, la démarche identitaire du groupe Yorube Agüe prend tout son sens et contribue au renouveau des traditions afro-péruviennes.  

 
le CD : les titres
  1.  Vamos a bailar landó  ! (landó) - "Allons danser le lando! "
    « Voici le rythme noir du
    landó
    pour que vous le dansiez, Monsieur. »
  2. A tu manera (festejo) - "A ta façon !"

    « Les grands-parents le dansaient,
    Aujourd'hui on le danse toi et moi,
    Et dans le futur nos enfants.
    Que vive le folklore ! » 
  3. Negra fea  (zamacueca) - "La Négresse laide !"
    La fille de Juana Rosa, la fiancée de Juan Miguel, son visage est plus moche que celui d’un chimpanzé…
  4. Negrita Filomena  (festejo) - "Filomena, petite Négresse" 
    La Negrita Filomena est très coquette, nous dit la chanson. Elle aime la fête mais elle refuse obstinément de se coiffer... Pauvre tête, pauvre Filomena !

  5. Negro soy  (festejo) - "Je suis noir" 

    « Une couleur sur Terre
    Ne s'efface ni ne déteint.
    Nous sommes, nous les Noirs,
    Une race très sublime. »

  6. Festejo chinchano  (festejo) - "Festejo de Chincha"
    La Violeta est une femme très coquette, mais personne ne l'aime parce qu’elle est sans gène !  La chanson invite à se divertir à El Carmen et à San José, où les femmes, Métisses ou Noires, ont tout ce qu’il faut…

  7. Ritmo Negro (festejo) - "Rythme noir" 
    Chant dédié aux rythmes afro péruviens et au festejo.

  8. La Natividad chinchana (panalivio y habanera) - "Le Noël de Chincha"
    « Un enfant est né, dans sa petite bouche en demi-lune brille la liberté.»

  9. Ven a la fiesta (festejo) - "Viens à la fête" 
    Un homme invite sa femme à se faire belle pour se rendre à la fête.

  10. Chincha, perla negra (festejo) - "Chincha, perle noire"
    « Chincha, perle noire du Sud
    Terre du festejo et du landó… »

  11. Saca la mano (festejo) - "Lève la main"
    « Lève la main, bouge les pieds ;
    Et sors la tête, si tu ne veux pas la perdre ! »

  12. Mi alcatras (festejo lent) - "Mon pélikan"
    Les esclaves sont libérés. Au cours de la fête, la belle Soledad appelle l'un d'eux à danser avec elle. Et le chœur de s'interroger s'il va se laisser tenter… «¿Quema que no? », brûlera, brûlera pas ?

  13. Yoruba (festejo afro)
    « Défendons, tous unis, nos traditions »

  14. Ingá (festejo)
    Une mère cuisine, son enfant ne doit pas se brûler.

  15. Lucio Gotito (festejo)
    Cette chanson retrace l’histoire de
    Lucio Gotito qui est né à El Carmen et qui fut esclave à San Regis et à San José. Aujourd'hui, Lucio Gotito cultive sa propre terre. Il vit libre et heureux auprès de sa famille. 

  16. Libertad chinchana (panalivio – fuga de festejo) - "Liberté de Chincha"
    Une ode à la liberté recouvrée, en reconnaissance au Président Ramón Castilla qui libéra de l'esclavage les Noirs du Pérou.

  17. Decimas
    Poésie dédiée à Chincha et à sa population vantant ses sportifs, son enseignement, ses femmes.