BHAJANS  (le livret)
Chants populaires de dévotion du désert de Thar (Inde)



Le terme bhajan désigne un genre musical religieux, chanté à son origine par les dévots. Son apparition, vers le VIIIe siècle, coïncide avec l’émergence de la philosophie bhakti (doctrine de dévotion et d’amour). Toujours très répandue en Inde du Nord, cette musique religieuse est fréquemment interprétée dans les temples hindous, mais aussi dans les maisons à l’occasion de la célébration de certaines divinités ou pour des requêtes précises telles l’arrivée de la mousson, la protection contre les maladies, etc. Lors des pleines lunes (poornima), par exemple, des bhajan seront joués pour célébrer Vishnu (Sate Narayan). Le genre bhajan revêt de nombreuses formes musicales selon les régions, mais il est toujours destiné au chant et accompagné au moins par une paire de petites cymbales typiques du culte (manjirâ) et, dans le désert de Thar, par un intrument à cordes (tambûrâ). Ailleurs, celui-ci est remplacé par une des variétés de tambours (tabla, dolak,...).

Dans leurs versions classiques comme populaires, les bhajan suivent un râg (émotion musicale codifiée) déterminé. Ils débutent généralement par une salutation à la divinité à laquelle on s’adresse, ensuite les premiers vers sont repris en refrain tout au long du chant qui se termine par le nom du poète qui l’a composé. Si aujourd’hui des chanteurs professionnels incluent l’un ou l’autre bhajan à leur répertoire (Pandit Bhimshen Joshi,  Shoba Gurtu, Lakshmi Shankar,... ), ce genre musical religieux et populaire dont les règles sont dictées par la tradition et les spécificités locales reste avant tout le domaine de l’expression dévotive de musiciens non professionnels. Ainsi, à l’ouest du Rajasthan ce sont généralement les communautés Meghwal ou celles des Beel, parfois rejointes par des musiciens professionnels d’autres communautés (Manganyars,...), qui interprètent les bhajan, appelés vaani en dialecte local.




Les interprètes et le contexte social
Mahesha Ram et ses compagnons, de la communauté des Meghwal, proviennent d’un village appelé Janra, situé à 50 kilomètres de la petite ville de Jaisalmer et à 25 kilomètres du village de Khuri. Janra, malgré son isolement, est célèbre dans la région pour son vieux temple où l’on vénère la déesse locale Malan, une réincarnation de la déesse Durga (« L’Inaccessible »). Chaque année, lors de la fête du mois de Bhadna ( en août, les 13 et 14e jours de la pleine lune), le temple attire de nombreux pèlerins qui viennent y sacrifier jusqu'à une soixantaine de boucs. L’entretien du temple ainsi que les offices sont confiés à des membres de la caste des guerriers, des Jaga Rajputs, et non, comme on pourrait le supposer, à des prêtres de la varna des brahmanes.
La complexité du tissu social et des relations de services entre ses différentes composantes devrait nous inciter à nuancer certaines notions schématiques ou erronées véhiculées sur la société indienne, traditionnelle ou moderne.

Au cœur du désert de Thar, où les traditions sont encore bien ancrées et, en quelque sorte, à l’écart des avancées et de l’évolution de la société moderne, le Janra Mahesa Ramgroup, ainsi dénommé à l’occasion de la réalisation de ce disque, est composé exclusivement de membres de la jati ( subdivision des varna ou castes) des Meghwal, la communauté qui travaille traditionnellement le cuir (Chamaar), cordonniers, tanneurs,... Cette communauté d’« intouchables », au plus bas de l’échelle sociale et hors du système varnique, s’est reconvertie depuis une vingtaine d’années dans le travail de la taille de la pierre. Certains de ses membres exercent même depuis peu d’autres professions ou occupent des emplois dans l’administration, ce qui représente une incontestable ascension etune amélioration sociale, tant pour les individus que pour le groupe en tant que tel.

Mais quelles que soient les mutations sociales individuelles ou collectives dans leur communauté et les règles complexes qui les régissent, les Meghwal, par leur contrat ancestral avec les autres communautés, continuent d’interpréter les bhajan dans l’esprit de la tradition religieuse et populaire.  
 
 
le CD: les titres
  1. Ganpat Dewâ
    Les Meghwal débutent toujours leurs prestations par ce chant dédié au dieu Ganesh (Ganpat).
    Ce chant fut composé par Guru Gorakhnath.

    "
    Ganesh ouvre notre cœur, libère notre esprit,
    Le lait que nous t’offrons est impur,
    les fleurs déjà souillées par les insectes, (...) "


    Refrain : "Oh Ganesh, accepte notre puja (offrande)".

     
  2. Ranoji
    De nombreux bhajan font référence à la vie dévotive de la reine Meera.
    Ce
    bhajan est, selon la tradition, de sa propre composition.

    Après s’être présentés, les musiciens chantent un rêve qu’a fait le
    maharana d’Udaipur (Ranoji), son époux, et dans lequel ils se mettent eux-mêmes en scène.
    Meera a quitté Ranoji pour rejoindre Krishna. Le roi parcourt le pays à sa recherche, rencontrant en chemin divers personnages, dont des porteuses d’eau (paniari ). Enfin, il la retrouve parmi les musiciens, chantant avec eux les louanges de Krishna. Démuni devant tant de dévotion, il supplie Meera de pouvoir se joindre à elle dans sa quête de dieu, en vain.

    Ce long bhajan, exécuté en râggum ( râg triste, exécuté en soirée, parfois à l’occasion d’un décès) se termine par une sentence : "Ceci est la vérité."
    Le refrain répète inlassablement : "
    Longue vie au Rana !" (Geo re Ranaji).

     
  3. Meera
    Ce bhajan, composé par la reine Meera elle-même, se chante très tôt le matin. Il retrace la quête du Rana, son époux, pour approcher dieu. Le refrain prie l’âme du Rana de rejoindre son épouse Meera, si proche de dieu (Rawaliya jogi haleni Meera re desh).

     
  4. Ramdeoji
    Composé par Herji Bhati, un rajput devenu sadhu (renonçant), ce bhajan, relate l’histoire d’un héro rajput divinisé, toujours très populaire aujourd’hui dans l’ouest du Rajasthan : Ramdeo.
    Celui-ci tue les démons, rend la vue à l’aveugle et vient en aide aux pauvres. Son cheval était un coursier exceptionnel et aujourd’hui encore, de nombreux ex-voto en forme de cheval ornent le temple de Ramdeo à Ramdevra.
    Le refrain : "
    Ramdevra est la plus belle !"

     
  5. Saviya : Binja & Sanel
    Saviya est le nom générique donné aux très longs récits épiques à caractère religieux et assimilés aux bhajan. Ils sont chantés par une seule voix et retracent l’histoire de personnages célèbres ou de divinités.
    Le premier saviya - un court extrait - s’adresse à Krishna : "Quoique tu m’aies fait, ou que tu me fasses, je l’accepte! Seulement ne m’oublie pas."
    Le second extrait fait allusion à ce couple séparé, Binja et Sanel. Cette dernière est mourante, prise dans les neiges et les glaces de l’Himalaya, et son mari, malgré ses prières, ne pourra la sauver.

     
  6. Sat Guru Aarti
    L’auteur – inconnu – de ce bhajan fait l’éloge d’un guru dénommé Sat dont les pouvoirs sont immenses, comme le suggère le refrain : "Ne soyez pas effrayés d’offrir votre tête au guru. Prions Sat Guru" ( le parfait Guru ).
     
  7. Sadaram Vaani ou le bhajan de Sadaram
    Les gurus et leur histoire, au même titre que les dieux, occupent une place importante dans le répertoire bhajan et dans la mémoire collective des communautés qui les vénèrent.
    Composé par Sadaram, le guru de la
    jatî des Meghwal, ce chant incite à prier Râm ( l’Absolu) et évoque différents gourous très vénérés, dont le célèbre Kabîr. Fils de pauvres tisserands musulmans, Kabîr (1440 ?-1518) voyagea et enseigna sa propre philosophie. Il affirma sa foi tant en Vishnu qu’en Allah, prônant un syncrétisme religieux qui fit de nombreux adeptes. Il refusait toute distinction de race, de caste et de croyance et prêchait l’égalité entre tous les humains. Sa philosophie, exprimée dans ses sermons et ses poèmes, fut recueillie par un de ses disciples dans le Bîjak. On retrouve également de nombreux textes attribués à Kabîr dans le livre sacré l’Adi-Granth des Sîkhs. Certains de ses poèmes sont encore chantés sous la forme de bhajan, d’autres simplement rappelés comme des paraboles ou des proverbes par les villageois sensibles à leur impertinence et à leur bon sens populaire.
    Lors de ces enregistrements, l’histoire suivante attribuée à Kabîr, nous fut racontée : "
    Si mon guru et Dieu sont devant moi, à qui dois-je rendre hommage en premier ? A mon guru bien sûr, qui m’a montré la voie vers Dieu."

     
  8. Piala Gorakh, le message de Gorakh  (du nom de son auteur, Guru Jati Gorakh)
    L’introduction musicale très libre de ce bhajan est constituée d’un saviyat en mémoire du couple Binja et Sanel (cf. plage n°5).
    Ce
    bhajan, qui prône le respect de toute vie, raconte l’histoire de la rencontre d’un chasseur nommé Sasiya et de Krishna qui, pour mesurer la piété des hommes, se réincarne parmi ceux-ci tour à tour en sadhu (dévot, ascète) et en gazelle.
    Après que le chasseur ait tué les cinq faons de la gazelle, les villageois envoient une requête - le message de Gorakh - au
    sadhu pour que celui-ci interfère auprès de dieu pour rendre la vie aux faons (ce que Krishna fera).
    Le refrain répète : "
    Envoie un message, raconte ce qui s’est passé à Krishna."

     
  9. Helee
    Helee désigne un état de grâce, proche du nîrvanâ.
    Ce
    bhajan, composé par une princesse anonyme, relate l’histoire du renoncement d’une jeune dévote - surnommée Helee - qui, à l’appel de la flûte de Krishna, pour rejoindre la divinité, délaisse tous ses biens et sa vie familiale : éléphants, chevaux, palais, même son jeune enfant.

    Le refrain insiste sur le renoncement : "Helee écoute le chant de la flûte" (de Krishna).
     
  10. Sue Joo Swami
    Par ce beau bhajan, composé par Ugg Ji, les musiciens invitent Krishna à aller dormir et annoncent ainsi à l’auditoire leur propre souhait, à savoir qu’il se fait tard et qu’ils sont fatigués !

    "
    Kisna Khati, le charpentier, apporte ton charpoï (lit traditionnel en bois),
    Namo Chipo, la servante, a préparé ta literie,
    Fula Mali, la jardinière, couvre ton lit de pétales de fleurs,
    Radha et Rukhamani, (deux apsarâs, nymphes célestes) rafraîchissent l’air de leurs éventails.
    Seigneur, tes yeux se ferment, tu devrais dormir maintenant" (refrain).