BARSALO  (le livret)
Chants de la mousson



L’État du Rajasthan - le second par la taille de l'Union indienne - couvre plus de 342.000 km² divisés diagonalement par la chaîne montagneuse des Aravallis. Cet écran naturel empêche les pluies fertilisantes de la mousson de remonter vers le nord-ouest, jusqu'au désert de Thar, où sévit la sécheresse. Seules quelques rares pluies durant la mousson - en juillet et en août- irrigueront cet univers aride qui s'étend jusqu'à la vallée de l'Indus, au Pakistan. Assez toutefois pour remplir les puits et les bassins d'orage et ressusciter la nature. Assez pour assurer la survie des animaux et celle des hommes pendant une année entière.

Littéralement " pays des rois ", le Rajasthan est par excellence une terre d'épopées et de traditions. Nombre d'entre elles survivent encore aujourd'hui grâce, notamment, aux différentes communautés de bardes et de musiciens professionnels qui perpétuent un répertoire abondant et varié. Chacune de ces communautés se différencie par son origine, son statut social, son répertoire et ses instruments de musique, mais également par sa répartition territoriale. Ainsi, au cœur du désert de Thar, dans les districts de Jaisalmer, de Barmer et de Bikaner, on rencontre principalement les Manghaniyar. L'autre grande communauté de musiciens professionnels du Rajasthan, les Langa, s'est implantée quant à elle, plus au sud et à l'est, entre Barmer et Jodhpur.
Jusqu'à l'abolition de la féodalité, c'est-à-dire jusqu'à l'indépendance de l'Inde en 1947, les Manghaniyar - de confession musulmane - étaient liés par une sorte de contrat ancestral (jajmani) à un propriétaire terrien hindou de caste supérieure râjput. Leur conversion à l'islam remonterait aux XVIe et XVIIe siècles et la particule "Khan" (seigneur), dont les noms de famille sont ornés, témoigne de leur appartenance religieuse, comme la particule "Singh" (lion) identifie les Râjput (hindous) et les Sikhs. Des musulmans qui par ailleurs ont adopté les turbans colorés (pagri) et les pantalons bouffants (dhoti) des hindous ...



Dans l'Inde féodale, les musiciens professionnels étaient au service d'un propriétaire terrien qui les entretenait partiellement. Ceux-ci, en contrepartie, assumaient toutes les prestations musicales nécessaires à la fois à sa maisonnée et à la communauté villageoise. Aujourd'hui, ces musiciens sont directement rémunérés à la prestation par leurs employeurs, principalement les villageois. Ceux-ci font appel à eux pour les mariages, les naissances, les fêtes religieuses, les funérailles ou simplement pour leur divertissement. Aujourd'hui, certains Manghaniyar jouent pour les radios régionales et pour les touristes de passage à Jaisalmer ou se produisent même à l'étranger.
On assiste dès lors, depuis quelques années, à une simplification du répertoire due, entre autres, au fait que ces nouveaux publics préfèrent des morceaux plus rythmés et plus courts. Certains instruments également ont plus de succès que d'autres. Ainsi, les percussions (plus faciles et plus rapides aussi à l'apprentissage), tels le dholak (tambour à double membrane) et les khartal (sorte de castagnettes), supplantent progressivement la shindi sârangî et la vièle kamayacha, de moins en moins jouées de nos jours. La vièle à archet kamayacha est taillée dans une seule pièce de bois et des incrustations décorent son manche court. Sa caisse de résonance hémisphérique (tabla) est recouverte d'une peau de chèvre tendue. L'instrument compte trois cordes mélodiques en boyau et sept à neuf cordes sympathiques en métal, frottées par l'archet ou pincées. Cet instrument n'est joué que par la communauté manghaniyar, mais lorsque les actuels joueurs de kamayacha auront disparu, c'est-à-dire dans une à deux décennies, ses graves sonorités disparaîtront du patrimoine populaires... Il n'y a déjà plus aujourd'hui de luthiers pour fabriquer cet instrument si particulier. D'autre part, de nouveaux instruments apparaissent, comme l'harmonium (serpeti), très répandu dans toute l'Inde.

De la forte relation qui liait les Manghaniyar - littéralement "ceux qui tendent la main" - à leurs "patrons", il subsiste un riche répertoire retraçant sur plusieurs siècles les faits d'armes et de cœur des Râjput. Sont décrites aussi au travers de cette tradition orale, une quantité de particularités culturelles qui, malheureusement, tombent petit à petit en désuétude, voire dans l'oubli.

Le répertoire des Manghaniyar se répartit en "grands chants" (mota geet), en "petits chants" (chota geet) et en chants religieux (hargs). L'ensemble s'articule principalement autour des thèmes de la vie quotidienne et, la principale préoccupation dans le désert étant l'eau, les Manghaniyar y consacrent une bonne partie de leur répertoire. D'autre part, comme il est inconvenant pour les femmes de chanter en public, les musiciens professionnels se sont appropriés en quelque sorte le répertoire de celles-ci et interprètent indistinctement leurs histoires de cruches qui se renversent (panihari) autant que leurs complaintes amoureuses... Les "petits chants", composés d'une suite de strophes séparées par un refrain, proviennent généralement de ce répertoire féminin et de celui des nomades. Les "grands chants" comprennent les épopées et les ballades héroïques à la gloire des Râjput ainsi que les compositions personnelles des Manghaniyar. Mais la distinction entre un mota geet et un chota geet n'est pas toujours évidente dans la mesure où ces chants sont continuellement modifiés ou interprétés différemment selon les musiciens, les endroits et les époques. De plus, les longues introductions improvisées (duhâ), particulières aux "grands chants", précèdent aujourd'hui également la plupart des "chants courts", selon l'humeur des musiciens ou pour se mettre en voix... 

Ces enregistrements ont été réalisés durant la mousson, en août 2002, à Khuri, un village situé à une cinquantaine de kilomètres de la ville de Jaisalmer, dans le désert de Thar.


 
le CD : les titres
  1. Ghirmir, ghirmir méuda
    "
    Tombe, tombe la pluie..."
    L’introduction (duha), à deux voix, compare la beauté d’une porteuse d’eau (panihari – cf. plage 5 ) à la lune. Dans le chant, les chanteurs s’émerveillent de l’élégance d’une jogi (caste des charmeurs de serpents) qui ne peut s’endormir parce que son mari est absent. La nuit est d’encre. Les éclairs fusent au loin. Une fine pluie tombe. 

  2. Makhanu  - "Bergers"
    Dans le désert, plus qu’ailleurs, la mousson apporte l’abondance. Cette ode au bonheur énumère ses bienfaits à l’aide de puissants symboles et de métaphores poétiques. A l’ombre d’un arbre (khejeri), un berger observe son troupeau sur une dune de sable voisine. Autour de lui, le millet a été semé. A l’horizon, des nuages annoncent de nouvelles pluies. Le puits et le réservoir sont remplis d’eau. Le berger cueille les fruits de l’arbre (khokha / sangri). Il scrute son village au loin. 

  3. Kangli  -  "Le cerf-volant"
    L’introduction plonge l’auditeur au cœur d’un orage de mousson, avec ses nuages sombres qui roulent dans les cieux, et le bruit du tonnerre qui rugit comme un tambour… Le chant compare ensuite les circonvolutions d’une balançoire (jula / hindo) et les sentiments de la jeune femme qui s’y balance aux méandres d’un cerf-volant dans les airs…

    "Vole, vole la balançoire, Le citronnier tangue sous le vent."  (Urti, urti, nimburai Bati nimburai jula kai)

  4. Dhumalri   - "La tornade de sable"
    Paradoxalement, l’introduction décrit les collines verdoyantes des Aravallis, autour du Mont Abu, et le fort de Girnar (?) perché au-dessus des nuages… 
    Le chant quant à lui situe l’action dans la partie désertique du Rajasthan, le désert de Thar.
    Un cavalier est surpris par une tornade de sable et de poussière, phénomène fréquent durant la saison des pluies. Il s’agit d’un personnage de haut rang (raja), possédant un cheval et des bracelets d’ivoire teinté. Le chanteur s’adresse à lui avec respect (« kama, kama, … ») pour le guider à travers les bourrasques en donnant le rythme à sa monture : « dima, dima, …» (lentement, … lentement !).  

  5. Panihari   - "Les porteuses d’eau"
    Une jeune femme et sa belle-sœur (gage de bonne entente), accompagnées de quelques amies, se rendent au bassin d’orage pour remplir leurs cruches.  
    En se penchant, l’une d’elles perd son indani (petit coussinet qui maintient la cruche en équilibre sur la tête) qui s’éloigne maintenant sur l’eau… Un orage approche. Depuis le talus, les femmes observent la petite pluie qui tombe sur la colline et sur le village.
    Ce chant est très populaire dans tout le Rajasthan et en Inde du Nord. 

  6. Lunagar   
    Lunagar désigne à la fois un personnage féminin et un intraduisible sentiment mélancolique propre à la saison des pluies.
    Si le duha évoque la vitalité retrouvée de la nature à la mousson (sangliers, montagnes vertes, nuages, parfums de bois de santal,…), le chant quant à lui décrit la longue attente de Lunagar qui supplie son mari de la rejoindre. L’horizon et les collines se couvrent d’un voile vert. Un lit (charpoï) a été préparé dans la cour de la maison. « Oh ! Roi des lieux, Lunagar t’appelle ! »  

  7. Harni
    Du nom d’une plante sauvage à fleurs blanches, espèce aujourd’hui éteinte.
    Assimilée à la mousson, celle-ci fleurissait sur les talus caillouteux (magra) comme le rappelle l’introduction. Le chant (aussi rare que la fleur) se poursuit comme le songe d’une jeune femme qui se souvient tendrement de sa jeunesse passée auprès de sa mère, dans la maison familiale. Elle voudrait lui envoyer un message, lui demander d’envoyer son frère la chercher… Elle nourrira son dromadaire de fleurs blanches (harni). Mais le village natal est si loin ! Que faire ? 

    Le thème de la séparation de la jeune épouse est souvent traité dans le répertoire populaire du Rajasthan occidental. Comme pour le chant suivant, Zhêdar, l’allusion au Teej, la grande fête de la moisson qui a lieu chaque année durant la mousson, est évidente. C’est aussi l’époque bénie où les jeunes mariées retournent pour quelques mois dans leur famille natale. Généralement, il incombe à un frère de la bru d’aller chercher et d’escorter sa sœur depuis la maison de sa belle-famille, parfois fort éloignée, jusqu’à sa maison natale. 

  8. Zhêdar
    Toutes les versions de ce chant très populaire relatent l’impatience de la jeune Zhêdar qui voudrait revoir ses parents dont elle est séparée depuis son mariage. Au Rajasthan, particulièrement dans les villages, les brus vivent traditionnellement avec leur belle-famille, sous l’autorité de leur belle-mère. La belle Zhêdar était mariée au Sind (Pakistan) et elle attend la venue de ce frère prodigue qui la ramènera, à l’occasion du Teej, pour quelques mois dans sa famille. Après avoir évoqué les amours des paons dans l’introduction, le chant enchaîne sur la douceur de leurs cris, les préparatifs du voyage et l’impatience de Zhêdar.
    «Venez la chercher !», répètent avec force les musiciens.    

  9. Barsalo - "La mousson"
    Un orage menace. Les nuages sombres remplissent le ciel, et le tonnerre gronde déjà au loin. Sous tous les « barh » (une essence d’arbre très grande convenant pour accrocher une ou plusieurs balançoires), les jeunes filles se rassemblent…
    Une fois ce décor et tous les ingrédients bien campés dans l’introduction, le chant va développer tour à tour d’autres thèmes propres à cette merveilleuse époque de l’année et que l’on retrouve, ici et là, dans de nombreux autres chants du répertoire des Manghaniyar : l’époux absent et sa femme qui se languit, des comparaisons entre les comportements humains et les animaux – ici des oiseaux–, des descriptions de la nature et l’empreinte humaine sur celle-ci.
    « Sans toi, je ne profiterai pas de la mousson ».