EL WAAHA  (le livret)
Musiques bédouines de l'oasis de Bahariya



La population égyptienne est concentrée dans le delta et la vallée du Nil et leurs villes. Moins d’un dixième du territoire égyptien, qui compte environ un million de kilomètres carrés, est peuplé. Le reste de l’Egypte n’est qu’un immense désert inhabité, à l’exception de quelques oasis. Parmi celles-ci, l’oasis du Fayoum tient la vedette grâce aux prestigieux portraits de l’époque des Ptolémée qui y furent découverts en nombre. Plus à l’ouest et moins accessibles, un chapelet d’oasis encore méconnues décrit une courbe du nord au sud, s’enfonçant dans le désert Occidental, aussi appelé désert de Libye. Elles portent les noms de Bahariya, Farafra, Dakhla et Kharga. Jusque dans les années quatre-vingt, il fallait quatre ou cinq jours en camion ou en 4x4 pour rejoindre par la piste Bahariya au départ du Fayoum. Depuis, une route goudronnée relie les oasis et permet de faire le même trajet en cinq heures à peine. Jusqu’à l’oasis de Bahariya, cette route longe la ligne de chemin de fer qui achemine le minerai de fer du gisement de Managum aux grandes aciéries d’Helwan, près du Caire. Dans les années soixante, le gouvernement égyptien imagina un vaste projet de développement industriel et agricole pour la région des oasis, projet appelé New Valley (Nouvelle Vallée). Les réserves d’eau fossile ayant été surévaluées ou inaccessibles, la Nouvelle Vallée fut abandonnée et avec elle la politique de peuplement des oasis qui visait à y établir les paysans sans terre de la vallée et du delta du Nil. D’autres tentatives plus récentes de développement des oasis, comme la diversification agricole et les rizicultures à Bahariya, se sont également révélées irréalisables, principalement à cause de la nappe phréatique qui s’épuise anormalement. Traditionnellement et depuis l’Antiquité, l’économie des oasis du désert Occidental repose essentiellement sur la culture du palmier dattier. Véritable arbre nourricier, le palmier dattier (
Phoenix dactylifera) y règne en maître absolu. Poumon économique de la région, il y rythme la vie et modèle le paysage.

Depuis la récente ouverture de la route des oasis aux étrangers, ces magnifiques palmeraies verdoyantes qui se fondent au milieu d’immenses étendues désertiques n’ont pas manqué de susciter l’intérêt du secteur touristique. Par ailleurs, des découvertes archéologiques rappellent aussi que l’histoire des oasis est étroitement liée à celle de l’Egypte ancienne de la vallée du Nil, et encouragent un redéploiement économique, à l’instar du modèle qui s’est développé le long du grand fleuve. Enfin, les splendeurs naturelles du désert, comme le « désert noir » ou encore cet incroyable « désert blanc », avec ses amoncellements de concrétions calcaires gigantesques ressemblant à une mer d’icebergs, constituent également un atout majeur pour un développement touristique de la région. Les habitants des oasis, qui vivaient dans une quasi-insularité et qui avaient intégré sans trop de difficultés les colonies de peuplement du projet de la Nouvelle Vallée – et, dans la foulée, certaines avancées assimilées au « progrès » –, sont aujourd’hui confrontés à un bouleversement plutôt culturel, induit cette fois par le monde extérieur, occidental de surcroît. Même si l’ampleur des flux de visiteurs restera probablement à jamais marginale en comparaison de l’affluence que connaît la vallée du Nil, une acculturation rapide est à craindre, des résistances aussi. Paradoxalement, le développement de ces fragiles microcosmes peut aussi encourager et dynamiser la sauvegarde des patrimoines naturels et culturels.


Le terme « bédouin » vient de l’arabe badawi (badu au pluriel), qui désigne les Arabes habitant le désert, généralement des éleveurs nomades. En Egypte, dans les oasis, ces populations sont depuis longtemps sédentarisées. L’appartenance à la communauté des Bédouins différencie cependant ceux qui s’en revendiquent des populations du delta et de la vallée du Nil. En ce sens, la culture et la tradition populaires « bédouines » se démarquent de la culture citadine bien évidemment, mais aussi de celle de la vallée du Nil, en l’occurrence celle dite de Nubie ou nubienne, même si des influences réciproques, rythmiques et instrumentales, existent. En fait, les populations des oasis, et de Bahariya en particulier, sont proches des Bédouins de Libye. Ce n’est d’ailleurs que depuis la fin des années soixante qu’elles sont administrativement rattachées au gouvernorat de Gizeh. Auparavant, elles dépendaient de celui de Marsa Ratrouah (« la plage lointaine »), frontalier de la Libye.

Les traditions bédouines des oasis n’ont fait l’objet que de peu d’observations, vu la difficulté et surtout l’interdiction d’accès encore récente du Désert Occidental.

Tout comme pour la musique des Bédouins nomades du Proche-Orient ou de la Péninsule arabique, les musiques bédouines de Bahariya perpétuent la tradition du poète (shaer) qui chante ses propres poèmes en phrases musicales généralement courtes et répétitives, avec variations. Le répertoire instrumental ou chanté comprend également des similitudes, telles que le chant soliste et la place accordée à la poésie ou le chant alterné (soliste et groupe) lié à la danse collective et à des événements de la vie sociale.
Parmi les instruments les plus fréquemment joués dans les oasis et par le Western Desert Group (Ferqet Sahara Garbieh), on retrouve la simsimiyya, une lyre pentatonique à cinq cordes tendues sur une boîte de résonance ronde, très répandue en Haute Egypte1, les différentes sortes de doubles clarinettes arghûl, non moins célèbres, comprenant un tuyau mélodique et un tuyau-bourdon, la double petite flûte bédouine magruna, aussi appelée satawiyya (à cinq ou six trous), et les incontournables percussions ou tambours, tabla et dof.
Ces enregistrements ont été réalisés en août 2003 dans l’oasis de Bahariya, près du village de Bawati.


1. Plus au sud, au-delà de l’Egypte et de la Nubie, apparaît une variante rectangulaire de cette lyre, appelée basenkob. Elle est jouée par les Béja de l’Hamashkoreib, au Soudan. A découvrir, dans la même collection : Basbar - Chants de lutte et autres chansons du peuple béja, par Arka Mohammad Sabir & Sidi Doshka (Colophon Records, Col.CD112). 


 
le CD: les titres
  1. Instrumental (orma)
    On distingue trois types d’arghûl, de tonalités différentes, dues à la taille même des tuyaux. La plus grande, l’arghûl al kebir, qui peut atteindre plus de deux mètres, a quasiment disparu aujourd’hui. Reste que les musiciens définissent eux-mêmes toujours trois types d’arghûl selon leur taille : l’arghûl baladi – littéralement, l’arghûl campagnard ou du terroir –  pour les grandes clarinettes doubles (un bourdon long et un tuyau à cinq trous plus court), l’orma pour celles de taille moyenne (deux tuyaux de même longueur) et la satawiyya ou magruna pour les petites flûtes doubles.   

  2. Instrumental (magruna) 

  3. Mawwâl (simsimiyya)
    C’est le nom donné aux introductions improvisées d’un chant. Normalement les
    mawwâl ne sont pas accompagnées de percussions.   Quatre mawwâl évoquant la solitude amoureuse précèdent ce chant. Plusieurs jeux de mots poétiques y entretiennent une ambiguïté narrative, un même mot pouvant avoir différentes significations :  « vent » et « amour », « vide » et « mon oncle », etc.   
    Deux extraits, respectivement du premier et du dernier mawwâl :
    (…) « Je souhaite me reposer contre le muret, à l’ombre des grands palmiers, et savourer leurs fruits. Quel bonheur ! » (…);
    «  L’amour (le vent?) a frappé à ma porte (…) je suis sorti et j’ai trouvé l’amour (le vent?) et la porte … deux menteurs ! Et la tristesse est revenue. »  

  4. Instrumental (arghûl baladi)
    Ce morceau instrumental est généralement dansé. Il y a trente ans, les femmes participaient encore à ces danses. Aujourd’hui, il serait inconcevable et inconvenant qu’une femme danse en public. 

  5. Alam (simsimiyya) 
    L’alam sont les toutes premières paroles récitées d’un chant, avant même que le mawwâl soit entamé.
    Dans ce chant d’amour, la beauté d’une femme aimée est comparée à l’éclat de l’étoile du Berger. Sont tour à tour évoqués : l’entre chien et loup (
    negmed al fargh), la beauté de ses yeux, etc.  « Mon amour est loin, mais dites-lui de m’attendre » et de surenchérir : « je l’aime et ce qui peut m’arriver n’a pas d’importance. » 

  6. Instrumental (arghûl baladi)

  7. Instrumental ( satawiyya)