GOLAGUL  (le livret)
Chants d'amour et de résistance



Située à une soixantaine de kilomètres au sud-est du port de Massawa, la plaine de Zula s’étend en basses terrasses entre le piémont du haut plateau érythréen (la chaîne montagneuse Ghedam) et la Mer Rouge.
Protégée par le golfe du même nom et située en face de l’archipel de Dahlak, elle occupe depuis l’antiquité une situation stratégique convoitée, comme en attestent les ruines de l’ancienne cité portuaire Adulis, tête de pont du royaume d’Axum sur la Mer Rouge. La plaine alluviale de Zula recouvre une étendue de 140 km² dont un dixième seulement est actuellement cultivé (sorgho et maïs). Alors que la quasi totalité de la côte érythréenne (du Soudan au Nord, à Djibouti au Sud, en longeant la Dankalie) souffre d’une aridité endémique, la plaine de Zula, grâce aux crues saisonnières et à la richesse de ses sols alluviaux, jouit d’une fertilité exceptionnelle pour la région.

Afar, Tigré et Saho
Trois groupes ethniques, les Tigré, les Saho et les Afar, composent l’essentiel des quelques 50.000 habitants de la plaine de Zula, concentrés surtout dans les villages de Foro, Afta et Zula. Ces communautés se différencient par leur origine, leur organisation sociale et leur culture, mais surtout, selon le critère de leur langue vernaculaire d’usage, bien que la diglossie et la tri-glossie sont très fréquentes.

Les Tigré, avec les Tigréens des hauts plateaux, appartiennent au groupe linguistique sémitique majoritaire en Erythrée (80% de la population). Les langues tigré et tigrinya ont une structure et une origine sémitique commune, le ge'ez, qui n’a survécu que dans la liturgie copte. Le tigré peut s’écrire en caractères ge'ez ou en caractères arabes - les deux langues nationales -, tandis que le tigrinya s’écrit seulement en caractère guèzes. Les Saho et les Afar, quant à eux, appartiennent à un groupe linguistique hamitique, minoritaire. Afar, Saho et Tigré sont de confession musulmane. Toutefois, sur les hauts plateaux, certains groupes de la confédération Tigré sont chrétiens. 


La musique

Les chants recueillis et reproduits sur ce CD intitulé Golagul , « la plaine », recouvrent les traditions musicales de ces trois communautés établies à Zula (en photo: le groupe des Saho). Si la rythmique et le répertoire diffèrent selon les groupes, la structure musicale des chants reste sensiblement pareille: une chanteuse ou un chanteur principal donne généralement le tempo à l’aide de claquements de mains ou de battements de tambour (tambour à membranes / kobero); les sections en solo alternent avec les incantations du groupe - hommes et femmes se séparent spontanément -, qui répète en chœur ou reprend un refrain, en rythmant la mélodie de claquements de mains. Des youyous (èlel) appuient parfois certaines strophes, au gré de l’humeur des femmes qui les lancent.

Dans ces communautés rurales traditionnelles, qui vivent à l’écart du monde moderne, le chant et la danse occupent encore une place prépondérante.
Mais, contrairement aux programmes radiophoniques, instrumentalisés d’abord par l’EPLF (Front populaire de libération de l’Erythrée), par le gouvernement légitime ensuite (1993), et qui diffusent pour conscientiser les populations des musiques traditionnelles trigrinya modernisées où, paradoxalement, l’influence musicale amharique (d’Addis Abbäbä) est très présente, ces chants populaires ont conservé quant à eux toute leur authenticité. La plupart des chants présentés ici ont en effet une origine ancienne et reproduisent des mélodies et des rythmiques traditionnelles, propres à chaque communauté. Toutefois, le contenu des chants lui-même est souvent inspiré, partiellement ou entièrement, par l’évolution de la situation politique. Ces chants populaires répondent ainsi à la fois à un critère identitaire et à une forme de modernité dans la continuité.

Trente années de guerre de libération, de privations et de souffrances ont contribué à l’émergence d’une identité nationale commune forte, sans pour autant, comme en témoignent ces chants, altérer la richesse d’une société multi culturelle. 

Ces enregistrements ont été réalisés à Foro (Zula) en février 1999, pendant le conflit frontalier qui opposait l’Erythrée à l’Ethiopie depuis juillet 1998.   


 

 
le CD: les titres

  1. Ana meto agébé (Tigré)
    « Quel est ma faute » raconte l’histoire d’un jeune homme délaissé par son aimée, sans raison apparente. Esseulé, il se lamente devant la porte close de celle qui hier encore prétendait l’aimer... 

  2. Ayrègèdè (Afar)
    « Quand le soleil se lève » est un chant populaire de facture ancienne dont le contenu, comme souvent dans le répertoire « traditionnel », est inspiré par la situation politique présente. Dans ce chant, dédié au Président Issayas Afworki, Halima Ali Abdu oppose les vertus de celui-ci aux défauts de son homologue éthiopien. 

  3. O’h (guma) yéharshema (Saho)
    Seules les paroles de cet ancien chant intitulé « Attention : je vais chanter, écoutez-moi » ont été adaptées à l’actualité. Il évoque, entre autres, les refuges qu’utilisaient les résistants pendant la guerre de libération, comme la petite île de Fatuma, dans l’archipel de Dahlak. 

  4. Haleto lale lalô (Saho)
    « Où vas-tu ? » rappelle également les bases arrières en Mer Rouge de la résistance. Quoique retraçant les relations difficiles entre l’Erythrée et l’Ethiopie du temps de l’annexion et du règne de l’empereur Haylä Sellasé (« d’une main il vous tuait, de l’autre il vous nourrissait »), ce chant guerrier se termine sur une touche résolument optimiste: « Les temps changent, les mauvaises choses appartiennent au passé. »

  5. Sêda (Afar)
    A la manière d’une joute oratoire (sêda = conversation), ce vieux chant met en opposition hommes et femmes, qui à tour de rôle répondent aux reproches des uns et des autres. « Nous avions du bon temps avant que vous n’arriviez » disent les uns et, les femmes de répliquer, « nous sommes aussi malheureuses, depuis que nous vous avons rencontrés! ». Plusieurs évocations, plus politiques, renvoient à d’autres combats bien réels, comme ceux de Zala Ambessa, sur la frontière avec l’Ethiopie.  

  6. Toriyota (Afar)
    Le chanteur, ici Mohamed Idriss Ismaël, incarne dans ce vieux chant un futur époux à la veille de ses noces. « Quelle femme me préparez-vous? ». Au coeur de répondre : « Si nous chantons bien, elle suivra son prétendant » et, au fiancé de surenchérir : « Ne regardez pas ma future épouse en face. Elle est magnifique! »

  7. Erab Ghedam (Tigré)
    « Tes cheveux flottent au vent comme la robe de la gazelle. Tu es l’or de mon coeur: Je ne peux vivre sans toi. Ta peau brille comme un rayon de soleil. Qui peux te comparer? Ton sourire me comble, tu es mon parfum: je ne peux vivre sans toi! Mais qui peut m’aider ? (...) »
    La beauté d’une jeune fille est comparée dans ce chant d’amour à celle d’une gazelle (Erab) que l’on rencontre dans la chaîne montagneuse Ghedam qui s’étire de la frontière soudanaise jusqu’à la plaine de Zula.

  8. Adate (Tigré)
    Adate signifie « la culture » pour les Tigré. « Nous ignorons si nous mourrons aujourd’hui ou demain, mais nous devons préserver notre culture pour les suivants »

  9. Aran heutoukta (Saho)
    Le titre de ce chant de guerre, « Une étoile dans le ciel », fait référence au drapeau étoilé de l’Erythrée.
    Ce chant de la guerre de libération, souligne l’unité des 9 groupes ethniques qui composent la nation et relate les victoires ainsi que la construction de l’Etat indépendant. Sont ainsi évoqués, de couplet en couplet, la prise de Mäqälé (capitale de la province éthiopienne du Tegray), celle d’Addis Abäba, la bataille de Näqfa qui a donné son nom à la monnaie nationale, la reconstruction du port de Massawa, etc.

    « Hommes et femmes combattent ensembles. Un Erythréen vaut 1000 Wayanes (terme péjoratif désignant les Ethiopiens; allusion également à leur supériorité numérique), une Erythréenne vaut 100 soldats ! Nous prendrons notre petit déjeuner à Mäqälé, notre déjeuner à Addis (…) ».

    Certaines strophes renvoient au conflit frontalier de juin 1998: « Nous vous avons déjà vaincus: vous pouvez toujours appeler vos amis et vos voisins ! » (il s’agit du soutien des Etats Unis à l’Ethiopie et de certaines alliances diplomatiques, comme celle conclue avec Djibouti). 
       
  10. Innyo soklié (Saho)
    « Ville développée » est un chant récent qui magnifie l’Erythrée (comparée à une fleur).

  11. Kéké (Afar)
    « Elle et lui » est un vieux chant d’amour Afar typique, qui ne se chante qu’en dehors des villages. Le chanteur: « Tu es fatigué de danser avec cette beauté au visage comme un soleil. Vous qui dormez encore, venez ! (hors du village) Venez danser avec nous ».

  12. Sänädirlê (Saho)
    Ce chant, intitulé « groupe (armé) », aborde à la fois le thème de la guerre (la correspondance avec ceux qui sont au front) mais aussi celui de la culture (la danse, la musique) et de la beauté du pays pour lequel on se bat.  
      
  13. Farum Ghedan (Saho)
    Comme le précédent, ce chant présente quelques atypies au niveau du contenu. Y sont chantés, sans liens apparents, entre autres, le traité de paix d’Ambussa, l’histoire de Fatuma Seté qui égorge ses moutons, apporte un enregistreur à Massawa et livre le courrier, celle des cheveux de Daleh si longs qu’ils touchent terre ainsi que la vigueur du troupeau de chèvres de Shum Assenta! Ce type d’improvisation amuse beaucoup les interprètes et les auditeurs.
    Ghedan est le nom d’une montagne dans la région de Gindha et Farum signifie la cime.

  14. Selâm (Tigré)
    « Je veux la paix (selâm) pour les écoliers, pour tous mes amis, pour notre peuple, pour les arbres et les animaux de notre pays ».

  15. Yewêlâlè (Tigré)
    « Notre pays possède les plus belles collines. Nos soldats ont donné leur vie pour lui. Notre mer est magnifique. Nos soldats se sont levés dans l’air frais du matin pour tuer nos ennemis (…)»
    «Continue ! » date de l’époque de la lutte de libération.

  16. Erytrea nèdègé (Saho)
    « L’Erythrée est mon pays », comme d’ailleurs la plupart des chants des différentes communautés de la plaine de Zula, est tributaire de la verve et de l’inspiration des interprètes. L’extrait présenté ici témoigne de leur talent d’improvisation, en l’occurrence celui d’Abdu Maerof.  De strophe en strophe, sur le mode narratif traditionnel, le chanteur déclare son attachement à son pays et les sacrifices qu’il est prêt à concéder pour celui-ci, tout en y mêlant son analyse personnelle sur les causes du conflit qui oppose à nouveau l’Erythrée à l’Ethiopie. 

  17. Worada ! (Saho)
    « Justice ! » clame ce chant des Saho, tandis que les choeurs scandent « Nous avons détruit les chars d’assaut des Wayanes !»
    Reprise par les Erythréens en1992, la ville de Bademé constitue un des enjeux territoriaux majeurs du conflit frontalier de juin 1998. En mars 1999, les forces érythréennes se sont repliées, abandonnant cette position aux Ethiopiens. Cet enregistrement date de février 1999, pendant l’offensive pour la reprise de Badme.

  18. Lâleh (Afar)
    Ce vieux chant, intitulé « courage », est interprété uniquement par les hommes de cette communauté pendant la saison des mariages (mars). Pour la circonstance, il peut être beaucoup plus long. A l’instar de beaucoup d’autres chants, Lâleh entretient l’ambiguïté entre les sentiments d’ordre privé et les sentiments patriotiques.

    « Agissons ensemble, tout le monde doit me suivre! N’oublions pas nos ancêtres et leur culture. Gardons notre couteau pour danser; n’oublions pas ce que nos grands-parents nous ont enseigné. Je vais vous chanter un chant qui va vous plaire ».