YARAVI (le livret)
Sérénades et chants tristes
Avant que les Indiens quechuas ne s’y installent, à peu près deux siècles avant la Conquista, la région d’Arequipa a fait l’objet de divers peuplements encore mal connus. La culture inca se métissa fort probablement à ces cultures régionales plus anciennes et il en résulte donc un métissage plus large que quechua-espagnol. Les premiers habitants espagnols d’Arequipa furent les membres de l’expédition dirigée par Diego de Almagro qui découvrit le Chili. Ils fondèrent la ville au retour de cette expédition, croyant ainsi offrir à Cuzco et au haut Pérou un débouché naturel sur la mer. Mais les importantes découvertes minières (mercure à Huancavelica, or-argent à Potosi) allaient ouvrir d’autres routes, vers Lima. Arequipa parvint cependant à éviter l’isolement et à se rattacher au circuit commercial minier en procurant aux régions d’exploitation de la main-d’œuvre et des produits manufacturés ou agricoles. Elle devint ainsi une ville de province d’encomenderos, de commerçants, d’artisans, de muletiers, de domestiques,…, les Indiens étant surtout des encomendados ou des mitayos. Tout le système colonial reposait principalement sur l’exploitation du travail gratuit et forcé des Indiens, au travers de deux institutions : l’encomienda et la mita. Le roi assujettissait les Indiens à des Espagnols – l’encomienda – qui s’étaient distingués lors de la Conquête. Ces «encomenderos » pouvaient exploiter le travail des Indiens assujettis, les «encomendados », toucher un tribut personnel, les enrôler dans des troupes, etc. La mita constitue l’obligation par laquelle la population indigène est tenue d’effectuer certains travaux, en principe rémunérés, au profit de l’Etat ou de particuliers espagnols (mines, agriculture, constructions, etc. ).
L’émergence d’un nouveau groupe social : les Lonccos
Dans cette structure sociale rigide, au XIXe siècle apparaissent les Lonccos. Ce terme désigne les métayers métis qui cultivent librement les fermes des riches héritiers des encomenderos, généralement établis en ville pour leurs affaires. Les Lonccos devaient travailler la terre d’un propriétaire et produire suffisamment de céréales pour lui verser un tribut semestriel. Ils menaient une vie en quasi-autarcie et jouissaient d’une grande liberté. Ces métis, héritiers des cultures andines préhispaniques et de la culture occidentale, furent à l’origine des chansons d’amour tristes appelées alors «canciones ». Se basant sur les anciennes «canciones harawis » incas (yaravi provient du quechua harawi ou jarawi qui signifie « poésie »), des voyageurs érudits comme Antonio Pereyra y Ruiz et Matéo Paz Soldan les dénommèrent «yaravi» à partir de 1862.
Les canciones ou yaravi des Lonccos dénotent une idéologie individualiste, libertaire et fataliste. Bien que libres, les Lonccos n’avaient pas le sentiment de l’être. Leur vie dépendait uniquement de leur dur labeur qui leur procurait juste de quoi assurer leur subsistance. Le fatalisme est la réponse au conflit libertaire vécu isolément et à l’adversité de leur situation économique et sociale. La résultante en est l’expression d’une immense tristesse et d’une effrayante solitude, sentiments continuellement répétés dans leurs chants et dont ils affirment ne pouvoir se libérer que dans la mort.
Au XXe siècle, l’embourgeoisement ou la prolétarisation progressive des Lonccos entraîna la disparition de ce groupe social et le lent déclin du yaravi d’Arequipa. Les tentatives officielles pour réhabiliter le yaravi (dans un but touristique) n’ont eu que peu d’effets et seuls quelques chanteurs, pour la plupart très âgés comme les frères Delgado, ont assuré la continuité de cette expression populaire. La symbolique sociale du yaravi survit toutefois dans l’imaginaire populaire à Arequipa, pour témoin cette station de radio communautaire très active dans un quartier populaire, qui s’est donné pour nom Radio Yaravi.
Le yaravi d’Arequipa et Mariano Melgar
Communément, sont appelées «yaravi » des poésies, des musiques et des chansons présentant certaines caractéristiques communes, tels les thèmes récurrents de la tristesse et de l’amour non partagé, la musique pentatonique, des formes métriques spécifiques. En fait, le yaravi est une dénomination générique pour toute invention poétique, quel qu’en soit le thème. Le yaravi est donc un poème qui peut se chanter, mais pas nécessairement. Jamais il n’est dansé. Ce genre poétique et musical se retrouve sous diverses appellations dans toutes les Andes – depuis l’Argentine jusqu’en Equateur–, mais c’est dans la région d’Arequipa qu’il prit un caractère très particulier et connut son âge d’or.
Les yaravis d’Arequipa sont des canciones, car ils combinent paroles et musiques. A part de rares exceptions, les strophes sont des quatrains aux vers octosyllabiques, entrecoupés de vers courts pentasyllabiques. Cette technique de coupure par des vers courts (pie quebrado) fut introduite par Mariano Melgar (1790-1814). Cet intellectuel fut élève et professeur au séminaire de San Jeronimo où les idées avancées de la bourgeoisie française étaient à l’honneur. Contrairement à ce que certains voudraient faire croire, il ne fut pas l’inventeur du yaravi d’Arequipa puisque le yaravi inca existait déjà dans les milieux populaires d’Arequipa. Le «mérite » de Mariano Melgar fut de reprendre ces créations populaires et de leur donner une forme occidentale par des tournures inédites et par ces coupures à l’aide de vers courts. Mariano Melgar s’était épris d’une Espagnole, Silvia, et il composa plusieurs poésies à son intention et autour du thème de l’amour impossible. Patriote d’origine quechua parlant espagnol, Mariano Melgar participa à la rébellion des nationalistes contre l’occupation espagnole, ce qui lui valut d’être emprisonné et fusillé en 1814. Il devint ainsi une figure emblématique de la lutte contre l’occupant et les discriminations, et sa signature allait à elle seule garantir la valeur et l’authenticité d’un yaravi d’Arequipa. En réalité, par son biais, le yaravi Ioncco et paysan devint aristocratique et citadin. Toutefois, Mariano Melgar ne changea pas le message idéologique des yaravis lonccos.
La musique des yaravi quant à elle est pentatonique, toujours en tonalité mineure. Elle est interprétée par des voix en duos accompagnées à la guitare et à la mandoline espagnole, instrument aujourd’hui quasiment disparu dans la région d’Arequipa. Il y a donc un grand contraste entre la rigidité métrique des vers et la libre expression de la musique. D’un point de vue formel, le yaravi est l’expression d’un métissage hispano-quechua: la musique pentatonique étant l’apport quechua, tandis que la langue, la versification, les instruments accompagnateurs sont d’origine espagnole.
Les frères Delgado, Izaac, Hermenegildo, Jorge et Juan de Dios, avaient respectivement 82, 80, 77 et 75 ans au moment de cet enregistrement, en février 2000. Depuis plus de 50 ans, ils interprètent exclusivement les poésies de Mariano Melgar dans la plus stricte tradition du yaravi aréquipenien. Les frères Delgado ont choisi eux-mêmes, parmi leur abondant répertoire, les yaravis repris sur ce CD.
Cette notice est largement inspirée de l’étude de Juan Guillermo Carpio Munoz, El Yaravi Arequipeno, un estudio historico-social y un Cancionero, Arequipa, 1976
le CD: les titres
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