Les Pygmées du nord-est de la R.D. du Congo, qu’on appelle Mbuti, se répartissent en trois groupes, les Asua, les Efe et plusieurs sous-groupes Sua et Kango. Les Asua et les Efe parlent des langues de la famille Soudan central, les Sua et le Kango des langues bantoues. Ces communautés de chasseurs cueilleurs semi-nomades se distinguent donc par des critères linguistiques mais aussi par les liens qu’elles entretiennent avec les peuples voisins qui sont des agriculteurs de forêt.
Les Asua sont proches des Mangbetu et des groupes apparentés, Medje, Makere, Malele, Mapopoi et Babeyru. Ces peuples désignent les Pygmées Asua par le nom d’Aka ou Basa. Le territoire où se rencontrent les Asua est situé à l’ouest de l’axe routier Bafwasende-Avakubi-Isiro dans le nord-est du Congo. La région où se rencontrent les Asua est assez vaste et fait partie de trois entités administratives : Tshopo, Haut-Uele et Ituri.
Lorsque le botaniste allemand Georg Schweinfurth rencontra, en 1870, un Pygmée chez le chef Mangbetu Mbunza, à Tapili au nord de la Bomokandi, il fut un des premiers à lever les doutes du monde européen sur leur existence qui était considérée comme un mythe depuis l’antiquité. Les Asua sont connus par les études de Schebesta1 (1952) et de Turnbull2 (1965), mais leur musique est encore largement inconnue.
La vie musicale des Asua se manifeste à différentes occasions. Les événements importants comportent des chants et des danses spécifiques. En forêt, il y a peu de soirées sans chants. Les Asua sont aussi parmi les principaux animateurs de la musique des villageois avec lesquels ils ont des contacts, en particulier lors des rituels, des levées de deuil, du culte des ancêtres et pendant les fêtes qui clôturent les cérémonies d'initiation. La souplesse des chanteurs Asua se manifeste par leur sens de l'improvisation qui leur permet de s'adapter presque instantanément à toutes les situations. L'importance du concours des Pygmées aux rituels varie d'un endroit à l'autre, mais elle est toujours un facteur essentiel dans la réalisation musicale de ces cérémonies.
La musique qui concerne la collecte du miel occupe une place très importante dans leur répertoire musical. Le miel est considéré comme une denrée très précieuse et la délicatesse par excellence. La saison principale du miel se situe entre mai et juillet, mais on trouve du miel presque toute l'année dans la forêt. Cette saison est l'époque pendant laquelle les groupes se forment ou se scindent. C'est également le moment où les jeunes se rencontrent.
La chasse donne souvent l'occasion de chanter et de danser. Ce répertoire se répartit en plusieurs catégories. Le rôle social des chants de chasse est fondamental pour la cohésion interne et externe des groupes Pygmées. Une partie de cette musique se joue en forêt, la plupart du temps sans instruments de musique, avant la chasse ou au retour de celle-ci. Elle donne à chacun son rôle pour l'action ou pour le partage de la viande.
Les enregistrements de ce disque permettent d'entendre quatre des grandes catégories de la musique de ces Pygmées : des chants de la saison de collecte du miel, des chants liés à la chasse, des chants rituels et des chants de divertissement. L’accompagnement instrumental est limité à des percussions : battements de main des femmes, bâtonnets entrechoqués et tambours. Ces répertoires viennent de musiques pratiquées en forêt. Les chants présentés ne représentent bien entendu qu’une petite partie du répertoire musical des Asua. La plupart des chants n’ont pas de titre, les Asua font plutôt référence aux circonstances de jeu auxquelles sont liés des répertoires spécifiques.
La musique des Asua repose sur des ostinati à variations, comme pour la plupart des musiques Pygmées d’Afrique centrale. Les chants n’ont pas de texte, seuls les chanteurs qui débutent les pièces musicales ou ceux qui y ont rôle important entonnent parfois quelques mots ou de courtes phrases. Les polyphonies vocales sont élaborées sur base de plusieurs mélodies exécutées simultanément et rythmiquement indépendantes.
Ces enregistrements ont étés faits entre 1986 et 1990. Ils viennent de trois zones distinctes, éloignées les unes des autres, du territoire Asua : une région située un peu au nord de Niapu, chez les Malele, une autre à l’ouest de Nia-Nia chez les Babeyru (Nabulu) et une autre plus au nord, proche des Medje. Ces musiques viennent d’une époque où les groupes Asua étaient encore assez préservés des affres de la période contemporaine.
La guerre civile commencée en 1996, l’insécurité qui persiste encore, les différents groupes de missionnaires qui cherchent à éliminer ces traditions musicales dont ils ignorent tout, les restrictions liées au conservatisme voyant les pygmées comme des envahisseurs, pour ne pas dire des braconniers, dans des territoires où ils vivent depuis des temps reculés, menacent gravement la vie et la culture de ce peuple de musiciens hors normes. Il est à espérer que ces enregistrements ne seront pas une trace de l’histoire, mais le témoignage d’une tradition musicale encore vivante.
Kolja, le titre du disque, est le terme générique qui désigne les chants chez les Asua.
1. Schebesta, P. (1952). Les Pygmées du Congo belge. Mémoires de l’Institut colonial belge. Volume 26, fasc 2.
2. Turnbull, C. (1965). The Mbuti Pygmies : An ethnographic survey. Antropological papers of the American Museum of Natural History. Volume 50, part 3. New-York.
le CD: les titres
- Chant après la collecte du miel. Environs de Niapu (Juillet 1986)
Chant polyphonique exécuté la nuit dans un camp de forêt. Le chant s’articule autour de deux voix dominantes, une voix de femme et une voix d’homme qui entonnent différents motifs autour desquels s’articulent les autres chanteurs répartis en plusieurs groupes. Les voix sont accompagnées par un tambour à peau et des battements de main des femmes.
- Chant après la collecte du miel. Environs de Kisanga (Juillet 1986)
Cette polyphonie est chantée par un groupe de jeunes hommes, le seul élément percussif est constitué par les battements de mains des chanteurs. Cette pièce musicale exprime la joie d'une fructueuse récolte de miel en forêt. On peut remarquer l'imbrication des formules qui sont exécutées par les différents chanteurs et l'équilibre entre les voix.
- Chant de fête. Environs de Niapu (Juillet 1986)
Chant de fête exécuté dans un camp de forêt, pour célébrer la rencontre des Pygmées avec un groupe de villageois, lors d’un échange de viande de forêt contre des produits de village. Le chant s’articule autour de deux voix dominantes, une voix de femme et une voix d’homme qui entonnent tour à tour différents motifs. La voix d’homme évoque parfois le nom du chef local ou d’autorités importantes avec lesquelles il vaut mieux rester en bons termes. Les autres chanteurs sont répartis sur plusieurs lignes mélodiques. L’accompagnement rythmique est fait par un tambour à peau et des battements de mains des femmes.
- Chant après la collecte du miel. Environs de Kisanga (Juillet 1986)
Cette petite polyphonie est chantée par le groupe de jeunes hommes du deuxième morceau. Le seul élément percussif est constitué par les battements de mains des chanteurs. Hors du lieu même de la collecte, ces chants sont un simple plaisir musical, pour exprimer la joie d'une récolte fructueuse.
- Molinga. Chant de levée de deuil. Camp de forêt près de Kisanga (Juillet 1986)
Molinga est le nom des chants de deuil chez les Asua et chez les Malele, villageois avec lesquels ils sont en contact. Cette musique qui a un caractère très organisé dans les villages, est fort différente en forêt ou lorsque les Pygmées sont entre eux. Tout le camp participe à ces chants. Celui-ci est remarquable par l'entrelacs des voix qui fusent tour à tour de la polyphonie. Le rythme est soutenu par un tambour à peau frappé sur les flancs. Le rôle de ces chants est de rétablir l'harmonie, perturbée par la mort, entre le défunt et sa famille, mais aussi entre les Asua et l'univers de la forêt. La fin du chant évoque le molimo qui est l’esprit de la forêt. Ce répertoire est présent chez tous les groupes de Pygmées du nord-est du Congo.
- Chant après la collecte de miel. Camp de forêt au sud de Medje (Août 1988)
Ce chant, destiné à remercier les ancêtres, pour la découverte des ruches, s'effectue dans un campement temporaire installé en forêt, la nuit autour du feu. Les hommes sont assis en demi-cercle devant les femmes et les enfants. De temps à autre, une femme se lève pour faire quelques pas de danse devant l'assemblée. Dans ces pièces à plusieurs voix, les battements de mains des femmes qui dansent constituent l'accompagnement rythmique.
- Chant du retour de la chasse. Camp de forêt au sud de Medje (Août 1988)
Chant de divertissement exécuté à l’occasion de la fin d’une chasse fructueuse. Les femmes s’accompagnent de battements de mains et les hommes en entrechoquant des bâtonnets.
- Chant du retour de la chasse. Avangele de Bafwasamoa (Avril 1990)
Cette pièce a été enregistrée dans un village Babeyru avec lequel les Asua entretiennent des relations assez étroites. Le chant est accompagné par un tambour frappé sur les flancs et par un morceau de bambou fendu, percuté avec un bâtonnet. Dans le foisonnement des voix apparaissent des grelots qui sont placés autour des chevilles de quelques danseurs. Cette musique est jouée par les Pygmées lorsqu'ils reviennent vers les villages pour y apporter de la viande ou encore pour participer aux initiations des jeunes. Elle est collective et tous les membres d'un camp y participent.
- Chant de divertissement. Camp de forêt au sud de Medje (Août 1988)
Ce chant de fête peut être exécuté pour toute sorte de cérémonie. Une voix d’homme entonne le chant qui comporte quelques paroles qui évoquent un ancien disparu récemment. Il est accompagné par un choeur de femmes qui chante un motif répétitif en s’accompagnant de battements de mains.
- Chant de divertissement. Camp de forêt au sud de Medje (Août 1988)
Ce chant de fête est exécuté par le même groupe que celui du morceau 9. Ici c’est une voix de femme qui entonne le chant. Elle est accompagnée par un choeur d’hommes qui chante un motif répétitif. Les femmes s’accompagnent de battements de mains.
- Chant de fête. Camp de forêt au sud de Medje (Août 1988)
Chant exécuté la nuit dans un campement de forêt lors de la rencontre de deux groupes Asua. Le chant entonné par une femme est accompagné de danses. Les chanteurs sont répartis sur plusieurs voix, les voix d’hommes donnent une assise aux développements mélodiques des voix de femmes. L’accompagnement rythmique est fait par un tambour à fente, un tronc d’arbre percuté avec des bâtonnets, et les battements de mains des femmes.
- Chant de fête. Avangele de Bafwasamoa (Avril 1990)
Ce chant accompagné de danses exécutées par les femmes est joué avec un tambour frappé sur les flancs et par un morceau de bambou fendu, percuté avec un bâtonnet. Ce chant imite avec l'instrument par excellence des Pygmées, la voix, des mélodies qui sont parfois jouées avec des trompes ou des sifflets. Les voix des hommes produisent une polyphonie en hoquet dans laquelle chaque homme chante sur une hauteur déterminée en faisant varier le rythme de la note qu'il contrôle. L'ensemble tisse un chœur polyphonique qui accompagne la danse. Les femmes apparaissent et disparaissent au gré des petits soli de danse qu'elles font en s'accompagnant de battements de mains.
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