Andrey Krichevsky
  
" Notre tâche est de préserver et de présenter le patrimoine culturel de la Russie (...) " 

 








Dans le monde de l'édition musicale, le label Melodiya est une véritable légende !
Les plus grands compositeurs et musiciens soviétiques ont tous été publiés sous ce label, fondé à l'époque de l'URSS. Oistrakh, Chostakovitch, Prokofiev... Leurs noms résonnent encore, que l'on soit ou non amateur de musique classique !
Moins connues « à l'Ouest », sont les nombreuses publications de musiques traditionnelles ou « folkloriques » publiées par le prestigieux label. Dans chaque république qui constituait l'URSS, chaque population, chaque groupe « ethnique », chaque tradition musicale a fait l'objet d'enregistrements. Gardienne de ces précieuses archives, Melodiya poursuit aujourd'hui sa mission éditoriale, au delà des turbulences politiques et des grandes mutations sociétales qui ont traversé la Russie.
Rencontre avec son directeur, Andrey Krichevsky.


Colophon - Melodiya célèbre ses 55 ans cette année, mais dans les années 90, l'entreprise s'est effondrée. Elle était même en faillite. Comment a-t-elle vécu – et survécu – à ce bouleversement de société ?

Andrey Krichevsky - En effet, les années 90 ont été une période difficile pour tout le pays et Melodiya n’a pas pu faire face à toutes les difficultés générées par la perestroïka. L’URSS s’est effondrée et les réseaux de production et de commercialisation de Melodiya ont été privatisés 1. Mais les biens les plus précieux – les inestimables archives audio – sont restées la propriété de l'État. Melodiya a été fondée à la demande de Nikita Khrouchtchev, en 1964. La tâche principale de Melodiya était de réunir en une seule et même structure les petits éditeurs, les studios d'enregistrement et les enregistrements archivés depuis le début du XXe siècle. Durant les années de la perestroïka, Melodiya ne produisit rien par elle-même; en fait, elle ne gérait que les licences. Ce n’est qu’après 2005 que le label est devenu actif à nouveau en rééditant essentiellement des enregistrements archivés, et cela jusqu’en 2011. Désormais, Melodiya collabore activement avec des musiciens et des interprètes classiques contemporains. Si vous regardez le programme annuel des parutions, le rapport entre les rééditions et les nouveaux enregistrements est d’environ cinquante-cinquante.

Colophon - La Russie a une très longue tradition éditoriale en matière de musique. Le premier disque russe a été publié en 1910. Melodiya aujourd'hui est surtout réputée pour ses éditions de musiques classiques. Mais les nombreux labels qui ont précédé Melodiya, - on songe bien sûr au label Mezhdunaródnaya Kniga, « MK » 2- ont publié des centaines de disques 78 et 33 tours de musiques traditionnelles ou « fokloriques ». Que sont devenus ces trésors ?  

Andrey Krichevsky - À l'époque soviétique on accordait une grande importance aux enregistrements des musiques folkloriques. Melodiya disposait d'ailleurs de plusieurs studios mobiles, « sur roues ». On les appelaient les «expéditions folkloriques». Heureusement, ces archives sont en sécurité. Elles ont servi à la réalisation d'une anthologie de musiques folkloriques intitulé «L'âme du peuple», comprenant de la musique tuvan, ukrainienne, kazakhe, géorgienne, arménienne et autres. Un disque entier a été consacré aux chansons des Tatars de la Volga 3

 

Colophon - L'édition et la diffusion systématiques des musiques traditionnelles et folkloriques de tous les peuples qui constituaient l'Union soviétique, mais aussi d'autres pays avec lesquels l'URSS avait des affinités politiques, matérialisait en quelque sorte cet idéal de fraternité chère à l'internationale socialiste. Quelle est la politique éditoriale de Melodiya en matière d'édition des musiques traditonnelles dans la Russie d'aujourd'hui ? 

Andrey Krichevsky - Les albums de cette période sont aujourd'hui disponibles sur les principales plateformes numériques. Nous avons mis en ligne l'épopée kirghize Manas, un album entier est dédié au duduk et, bien entendu, un grand nombre de musiques populaires russes telles que les album Oh, Severe Frost, Merry Chastushkas, Kamarinskaya, Russian Balalaïka.
En parlant de musique folklorique, je dois mentionner quelques célèbres chanteurs soviétiques du genre: Lyudmila Zykina, Ekaterina Shavrina, Lidia Ruslanova et Nikolai Timchenko dont les enregistrements figurent sur les albums mentionnés.
Les ensembles vocaux et instrumentaux qui étaient populaires à l'époque soviétique aimaient utiliser des mélodies folkloriques pour leurs arrangements pop et jazz. Les enregistrements des groupes tels que Ariel, Vodograi, Kobza, Pesnyary, Orera et d'autres ont été réédités sur CD et sont maintenant en cours de préparation pour leur sortie sous forme numérique.
Les enregistrements de musiques folkloriques, d'œuvres littéraires populaires, de contes de fées, de musiques et de littérature religieuse orthodoxe sont diffusés aujourd'hui sous forme numérique, de la même façon dont ils avaient été sélectionnés par les éditeurs soviétiques et ainsi qu'ils avaient auparavant été édités sur vinyle. Parmi les albums que nous avons mis en ligne au cours de l'année écoulée figurent des chants des Cosaques de Russie, d'anciennes polyphonies russes, des contes populaires des Républiques soviétiques, le livre de Job, les Psaumes de David ...et bien d'autres!
 

Colophon - Les archives de Melodiya comptent plus de 230.000 enregistrements analogiques dont bon nombre sont uniques. Melodiya a entrepris de moderniser et de sauver ce patrimoine culturel en mobilisant d’énormes ressources, humaines et financières, pour leur numérisation. La musique classique russe y est dominante. Mais quelle place les musiques traditionnelles occupent-elles dans ce vaste chantier ? 

Andrey Krichevsky - À ce jour, plus de 85% des archives de Melodiya ont été numérisées. Dans le même temps, nous conservons toutes les bandes analogiques avec soin, de sorte que les archives existent aujourd'hui sous deux formats. Nous utilisons les bandes analogiques pour les sorties sur CD et vinyle. Contrairement à Melodiya, de nombreux labels ont perdu leurs enregistrements originaux pendant l'ère numérique. Nous numérisons les enregistrements traditionnels sur un pied d'égalité et les mettons sur les plateformes numériques dès qu'ils sont prêts.

Colophon - Sur le plan juridique, celui des droits d'auteur, la législation russe protège-t-elle son patrimoine immatériel, en l'occurrence les musiques traditionnelles, ou considère-t-elle celui-ci comme appartenant au domaine public, comme c'est le cas dans l'UE ?

Andrey Krichevsky - Selon la législation de la Fédération de Russie, nous détenons les droits associés (phonogrammes et droits d’exécution). Nous gérons les droits d'auteur par l'intermédiaire de sociétés de gestion de droits d'auteur ou en concluant un accord direct avec un auteur. S'il s'agit d'une pièce folklorique, les droits sont du domaine public, à l'exception des cas où la musique folklorique est arrangée et interprétée.  

Colophon - Le CD est aujourd'hui en difficulté. Le marché est en crise et la révolution numérique a modifié les comportements du public. Comment Melodiya résiste-elle à cette mutation? 

Andrey Krichevsky - Melodiya ne résiste pas aux tendances du temps. C'est inutile. Nous comprenons clairement que les consommateurs sont différents. Certains écoutent de la musique sur leur iPhone, d'autres uniquement sur CD, et d'autres encore écoutent des disques vinyles de qualité sur des équipements coûteux. Notre tâche est de préserver et de présenter le patrimoine culturel de la Russie dans toutes les versions existantes. 
  

Propos recueillis par Eddy Pennewaert
(traduit de l'anglais)
Juillet 2019 © Colophon

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(1) ndlr: tout a été privatisé: les usines, les studios, les magasins, les réseaux de distribution... Seules les archives sont restées l'entière propriété de l'Etat russe qui en a confié la conservation et la gestion à la Firme Melodiya. Ces archives, principalement analogiques, vu leur fragilité, sont conservées dans des conditions de stockage appropriées. Elles ne sont pas accessibles au public. Les enregistrements traditionnels réalisés dans les différentes républiques de l'ancienne URSS ont été rassemblés et archivés et font partie des archives Melodiya.  

(2) Dont les labels Akkord, SovSong, SSSR, MuzTrest, Mosob Sovnarkhoz, Aprelevskii Zarod ..
(3) Cette anthologie, réalisée entre 2009 et 2011, comprend 12 titres distincts, dont certains sont des doubles CD (Voir ci-dessous).

"L'âme du peuple " : les 12 couvertures de l'anthologie. 

MELCD3001640Russian
MELCD3001845Volga-Tatars
MELCD3001822Kazakh
MELCD3001788Ukrainian
MELCD3001691Circassian
MELCD3001685Belarussian
MELCD3001681Nekrasov-Cossacks
MELCD3001644Georgian
MELCD3001643Abkhazian
MELCD3001642Armenian
MELCD3001641Chechen
MELCD3001639Azerbaijan

 

Crédit photo: ©   Firma Melodiya 2019 
Avec nos remerciements à Irina Gerasimova (CEO-Artistic Director of The Russian State Musical TV and Radio Centre), Pierre-Jean Tribot (Crescendo Magazine) et Roman Tomlyankin (Head of Digital Department - Firma Melodiya) pour l'aide apportée à ce projet éditorial.